Dans un moment politique d’une très grande confusion depuis la dissolution ratée et la censure du gouvernement Barnier, François Bayrou a décidé de remettre la réforme des retraites en chantier, tant les oppositions en ont fait un cheval de bataille depuis le passage en force de la loi sous le gouvernement d'Élisabeth Borne. Mais, la manière même dont le Premier ministre a évoqué cette problématique laisse à penser qu'il s'agit plus d'un subterfuge pour gagner du temps avant une éventuelle censure que d'une réelle volonté de remettre l'ouvrage sur le métier. Au reste, imagine-t-on les ministres de droite, juste avant les élections municipales - et peut-être législatives -, prendre le risque de cautionner une telle remise en cause ?
Bref, bien que tout cela fleure bon la fourberie politique et la communication, prenons le temps de donner quelques éléments objectifs sur les retraites. Il n'est pas question ici de rentrer dans tous les détails, sous peine de rendre l'ensemble indigeste, mais de se concentrer en particulier sur le déficit du système et les projections, dont François Bayrou a brossé un tableau apocalyptique...
La proposition de François Bayrou et ses limites
Disons-le d'emblée : la proposition du Premier ministre, loin de clarifier la situation, ajoute de la complexité ! En gros, dans son discours de politique générale, François Bayrou va demander aux partenaires sociaux de s'entendre, après 3 mois maximum de discussion, sur de possibles améliorations de la loi actuelle en s'appuyant sur un chiffrage fourni par la Cour des comptes. Et s'ils trouvent un terrain d'entente, ces propositions seront soumises à l'Assemblée nationale, sinon c'est la loi actuelle qui continuera à s'appliquer. Cela ressemble à un moyen de remettre, à moindres frais, les partenaires sociaux en piste, eux qui avaient été maltraités par le gouvernement Borne.
Bref, au vu de l'état de délabrement du dialogue social après le passage en force (article 49-3 de la Constitution) par Élisabeth Borne malgré des manifestations répétées et importantes dans tout le pays, il n'y a probablement pas grand-chose à en attendre. Et encore moins lorsque François Bayrou précise qu'il faudra prévoir l'équilibre du système, que l'État aura son mot à dire, qu'il faudra ensuite soumettre ce texte au vote dans une Assemblée nationale où règnent la confusion et les tensions... Sauf miracle ou censure ou annonce de dissolution ou démission, que peut-il rester d'un éventuel accord une fois celui-ci passé dans tous les tamis successifs ?
Le pire est sans doute que le chef du gouvernement semble convaincu de l’existence d'une dette cachée des retraites, ce qui lui fait dire dans son discours de politique générale : "sur les plus de 1000 milliards de dette supplémentaire accumulés par notre pays ces dix dernières années, les retraites représentent 50 % de ce total". Qu'en est-il vraiment ?
Une situation loin d'être catastrophique
Dans le dernier rapport du Comité d'Orientation des Retraites (COR), où figurent des économistes très libéraux pourtant, l'on peut lire à la page 82 :
"En 2023, le solde du système de retraite (régimes de base et régimes complémentaires) était excédentaire de 3,8 milliards d’euros, soit 0,1 % du PIB. En raison du ralentissement économique et de la revalorisation importante des pensions, cette situation ne se prolongerait pas en 2024 et le système de retraite connaitrait un besoin de financement estimé cette année à 6,1 milliards d’euros, soit 0,2 % du PIB.En projection, le solde du système de retraite resterait déficitaire sur l’ensemble de la période étudiée et s’établirait à 0,8 % du PIB en 2070."
Le graphique ci-dessous présente l'évolution du solde financier des différents régimes de retraite, qui n'a rien de catastrophique :
[ Source : Rapport annuel du COR, juin 2024 ]
En 2023, selon le COR, 66,5 % du financement du système de retraite proviennent des cotisations sociales (256,8 milliards d’euros) et 11,6 % (45 milliards d’euros) de la contribution de l’État en tant qu’employeur au régime de la fonction publique de l’État. Le complément de ressources provient, comme le montre le tableau ci-dessous, "d’impôts et taxes affectés (Itaf), dont la CSG et des transferts de TVA en provenance de l’Urssaf à l’Agirc Arrco en compensation des allègements de cotisations sur les bas salaires, à hauteur de 54,5 milliards d’euros (14,1 %) et d’autres ressources qui proviennent des subventions d’équilibre de certains régimes spéciaux (2,0 %) et de transferts d’organismes tiers tels que l’assurance chômage ou la branche famille de la sécurité sociale (4,6 %) et d’autres ressources tels que les produits de gestion (1,1 %)."
[ Source : Rapport annuel du COR, juin 2024 ]
Des projections rassurantes
Notons que les projections sur COR se fondent sur un unique scénario depuis qu'Emmanuel macron reprochait à cet organisme, pourtant public, d'être trop optimiste et donc de miner sa réforme des retraites en 2023. Il s'agit pourtant d'une instance indépendante et pluraliste d'expertise et de concertation, qui formule ses analyses et ses recommandations dans des rapports remis au Premier ministre, communiqués au Parlement et rendus publics.
L'on peut donc s'étonner que François Bayrou ne s'appuie pas sur les chiffres du COR pour cette négociation, mais demande à la Cour des comptes de faire un nouveau rapport. Serait-ce dû au fait que les projections du COR sont loin d'être aussi alarmistes que le gouvernement voudrait le laisser penser ?
[ Source : Rapport annuel du COR, juin 2024 ]
Les chiffres fantaisistes de François Bayrou
Déjà lorsqu'il était Haut commissaire au plan, François Bayrou affirmait l'existence d'une dette cachée du système de retraite. Bien entendu, dans un monde où les réseaux sociaux sont une caisse de résonance et où trop de citoyens sont devenus perméables aux théories du complot, il n'en fallait pas plus pour que cette thèse de la dette cachée fasse florès.
Mais comment en arrive-t-il à ce chiffre, compris entre 45 et 55 milliards d'euros, de contribution annuelle du système de retraite à l'endettement public ? Le nœud gordien se trouve dans la manière de comptabiliser les contributions des employeurs de la fonction publique. Seul l'État doit, en effet, légalement compléter tout écart entre le montant des pensions à verser et celui des cotisations salariales des agents (au prix de l'ajustement de son taux de cotisation employeur), ce à quoi les collectivités territoriales et les hôpitaux ne sont pas tenus.
De là, en comparant les taux de cotisation du public à ceux du privé, François Bayrou en déduisait un écart de plusieurs dizaines de milliards d'euros considéré comme de la dette cachée, que l'État venait discrètement combler pour équilibrer le système public. Cette manière de voir dans les cotisations des employeurs publics des subventions d’équilibre est lourde de sens. Et du reste, que signifie cette comparaison entre privé et public, en particulier sur les taux, lorsque les assiettes de cotisation sont si différentes entre public et privé ? En poussant à fond cette logique, il suffirait donc d'embaucher de nouveaux fonctionnaires pour qu'ils cotisent et équilibrent le système des retraites !
Soyons par conséquent clairs : il ne se trouve personne de sérieux pour soutenir cette comptabilité fantaisiste de François Bayrou, fondée sur l'idée que toute intervention de l'État dans le domaine des retraites se fait nécessairement par l'endettement, négligeant de la sorte que le financement du système de retraite français repose sur des cotisations et des contributions de l’État...
Cette argumentation relève au mieux d'une erreur de compréhension, au pire d'une volonté de discréditer toute possibilité de changement au nom de la faillite du système.
P.S. L'image de ce billet provient de cet article du site de la CFDT UFETAM.