Cette fois, la messe semble dite : le gouvernement de Michel Barnier devrait, sauf événement exceptionnel, être censuré avant la fin de la semaine ! C'est la fin d'un feuilleton qui, en fait, a commencé dès la nomination du Premier ministre, contraint de composer une équipe gouvernementale avec la droite et les macronistes, mais sans porter ombrage au RN. Situation intenable sur la durée, tant les ambitions politiques des uns et des autres se portaient en réalité sur 2027. Mais, surtout, il est très vite apparu que les projets politiques des groupes parlementaires étaient incompatibles entre eux, rendant le vote du budget quasiment impossible.
Qu'est-ce qu'une motion de censure ?
Plutôt qu'un long discours, voici une infographie diffusée par le site https://www.vie-publique.fr :
[ Source : https://www.vie-publique.fr/infographie/291368-infographie-quest-ce-quune-motion-de-censure ]
La censure, un événement rare !
Si le dépôt d'une motion de censure est assez fréquent sous la Ve République, son adoption à la majorité demeure l'exception. En réalité, le seul gouvernement renversé de la sorte fut celui de George Pompidou le 5 octobre 1962, à la faveur d'une motion déposée par une coalition de socialistes, chrétiens-démocrates, radicaux et indépendants. Le 9 octobre, le général de Gaulle répondra par une dissolution de l’Assemblée nationale.
Ainsi, la chute probable du gouvernement Barnier sera historique à plus d'un titre. Tout d'abord, parce qu'après toutes les motions déposées sous la Ve République et non adoptées, les gouvernements successifs ne redoutaient plus vraiment cette arme qui, d'ailleurs, était devenue un moyen de gouverner sans majorité à l’Assemblée nationale.
Mais, elle sera aussi historique, car elle prolonge (parachève ?) la désastreuse séquence entamée par la dissolution ratée du moins de juin dernier. Après sa défaite aux élections européennes et la victoire du RN, Emmanuel Macron a en effet pris une décision dont l'histoire devra dire si elle relève d'un calcul politique fou ou d'un fou en calcul politique...
Conséquences politiques de la censure
Toujours est-il qu'après le temps à peine croyable passé à chercher un Premier ministre qui ne serait pas immédiatement censuré, et le peu de temps qui lui a finalement été accordé par les oppositions, l'État français entre dans une période d'instabilité politique inconnue jusque lors. Il n'est, en effet, pas permis à Emmanuel Macron de dissoudre à nouveau l'Assemblée avant juillet 2025, alors que l'incompatibilité entre le NFP, le RN et accessoirement les macronistes en matière de projet politique est indéniable.
Chacun suit sa propre rationalité politique, mais qui ne débouche en fin de compte sur aucune forme de cohérence politique globale à l'Assemblée nationale. Point de main invisible en politique - non plus qu'en économie - qui harmonise les intérêts individuels pour donner un ordre collectif. Pis, les électeurs de ces deux grands ensembles que sont le NFP et le RN ont l'impression que leur vote n'a pas été entendu, malgré une mobilisation massive, puisque non seulement la présidence de l'Assemblée nationale est retournée à une macroniste, mais en outre ce sont les formations politiques vues comme perdantes qui ont formé un gouvernement. Et comme à eux deux, NFP et RN forment la majorité des députés, rien ne pourra se faire sans leur approbation.
Plus précisément, il est apparu très clairement, dès le mois de septembre, qu'en raison de la volonté du NFP de censurer a priori tout Premier ministre non issu de ses rangs (cf. le tir au pigeon des candidats du NFP avant l'avènement de Lucie Castets, le NFP considérant qu'il avait gagné les élections au vu du nombre de députés), le RN devenait de facto un faiseur de rois. Les nombreux compromis faits par Michel Barnier en réponse aux exigences du RN - extrêmement critiqués par le NFP et les macronistes - démontrent jusqu'à l'excès cet état de fait. Désormais, nous en revenons donc à un gouvernement démissionnaire, qui peut rester en place assez longtemps dans la mesure où la constitution ne semble pas imposer de délai au président de la République.
Néanmoins, personne n'est dupe qu'il n'est pas envisageable de rester trop longtemps sans gouvernement, puisque des ministres démissionnaires n'ont légalement le droit que d’expédier les affaires courantes. Adieu ainsi les grands projets (lesquels au fait ?) en attendant de trouver un Premier ministre compatible avec toutes les formations et tendances politiques. Comment trouver une telle perle rare ? À défaut, c'est bien un retour à un régime parlementaire auquel nous allons assister les 7 prochains mois, comme au pire moment de l'instabilité sous la IVe République !
À bien y regarder, cette séquence politique est un mauvais vaudeville, proche du théâtre de l'absurde, à mi-chemin entre l'Arlésienne et "En attendant Godot"... J'en veux pour preuve qu'après avoir placé le RN en tête au premier tour des législatives, les électeurs ont pratiqué un barrage au second tour, qui a permis de sauver le camp macroniste du naufrage, empêcher le RN d'accéder au pouvoir et vu l'Assemblée nationale être partitionnée en trois blocs dont les projets politiques sont idéologiquement incompatibles. La clarification tant attendue n'est donc pas advenue, mais il devenait alors évident que la formation d'un gouvernement virerait au casse-tête inextricable, d'autant que derrière les beaux appels à une nouvelle république parlementaire se cachaient en fait des ambitions politiques à peine voilées pour 2027.
La démission d'Emmanuel Macron ?
Qu'on le veuille ou non, sous la Ve République, le chef est le président de la République et c'est pourquoi tous ne rêvent que de devenir calife à la place du calife. Ce d'autant plus que celui-ci ne pourra pas se représenter en 2027 et qu'il sort très affaibli politiquement depuis la crise des gilets jaunes et maintenant les conséquences de la dissolution de juin dernier. C'est pourquoi, si je compte bien, il y a déjà suffisamment de candidats plus ou moins déclarés en 2027 pour former une équipe de rugby, mais aucun bon pilier à première vue !
Certains espèrent même une démission d'Emmanuel Macron au plus vite, tant il est vrai que derrière l'échec du gouvernement Barnier, il faut voir l'échec cuisant d'un président de la République (et de sa politique, notamment économique et diplomatique) auquel les Français n'accordent plus que minoritairement leur confiance. C'est du reste ce qui ressort d'un sondage "Opinion en direct" piloté par l'institut Elabe pour BFMTV du 27 novembre : on y apprenait qu'en cas de censure du gouvernement, 63% des sondés seraient favorables à la démission du président de la République !
Le résultat des législatives peut donc aussi se lire comme un rejet avant tout de la politique macroniste et de la personnalité d'Emmanuel Macron. Dans ce cas, aucun Premier ministre ne serait plus en mesure d'emporter une confiance suffisante pour gouverner, acculant fatalement le président de la République à la démission comme l'explique notamment Charles de Courson :
Certes, la démission du président de la République n'ajouterait que du désordre à court terme, mais elle est clairement perçue par de plus en plus de dirigeants politiques comme un retour indispensable au suffrage universel, afin de donner des perspectives aux Français.. et à la France ! Une chose est certaine, c'est que si Emmanuel Macron échoue lors de la prochaine dissolution du mois de juillet 2025, après un an d'instabilité politique, alors les appels à la démission pour forts qu'ils sont déjà deviendraient oppressants...
L'article 16 de la Constitution
À moins qu'il ne choisisse la voie de l'article 16 de la Constitution, qui dispose :
"Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel.
Il en informe la nation par un message.
Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.
Le Parlement se réunit de plein droit.
L'Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l'exercice des pouvoirs exceptionnels.
Après trente jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d'examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée."
Soyons clairs : l'article 16 n'est pas une simple procédure, mais bien un acte politique grave ! Son utilisation doit être une réponse temporaire à des situations de crise précisément identifiées. Impossible d'y avoir recours pendant les deux dernières années de son mandat sous prétexte que la France est attaquée par les marchés financiers comme on peut l'entendre dans certains médias. Un double contrôle de ces pouvoirs exceptionnels est prévu comme l'explique fort bien le Conseil constitutionnel :
"À un contrôle juridictionnel s'ajoute un contrôle politique. D'une part, la décision présidentielle de recourir à l'article 16 de la Constitution constitue un acte de gouvernement, c'est-à-dire un acte que le juge administratif ne contrôle pas (CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens). Les décisions présidentielles prises en application de l'article 16 de la Constitution peuvent être contrôlées par le juge administratif si elles sont intervenues dans le domaine du règlement figurant à l'article 37 de la Constitution (pour une illustration d'un tel contrôle, voir, par exemple, CE, 23 octobre 1964, d'Oriano). D'autre part, en vertu de l'article 68 de la Constitution, le chef de l'État pourrait être destitué par la Haute Cour en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat."
Bref, un usage prolongé de l'article 16 pourrait conduire à une procédure de destitution du président de la République.
Conséquences économiques de la censure
Que n'attend-on entendu sur les conséquences économiques de la censure du gouvernement ! "Tempête", "crise", "raz-de-marée", "attaque spéculative", les expressions et superlatifs ont fusé comme lors d'un 14 juillet. Le pompon est remporté sans hésitation par Élisabeth Borne sur LCI : "Si le budget sur la Sécurité sociale était censuré, ça veut dire qu’au 1ᵉʳ janvier, votre carte vitale ne marche plus. Ça veut dire que les retraites ne sont plus versées. Ça veut dire au bout d’un moment que les fonctionnaires ne sont plus payés". Rien que ça !
Outre que l'utilisation abusive du mot "shutdown", qui fait spécifiquement référence au fonctionnement particulier des finances publiques aux États-Unis, n'éclaire en rien la situation française, elle laisse à penser que le monde va s'arrêter de tourner en cas de censure du gouvernement sur le budget. Oui, c'est inédit, mais le contexte politique dans lequel cela arrive l'est tout autant. Quand Gabriel Attal et Laurent Wauquiez affirment dans un communiqué commun que « voter une motion de censure reviendrait à plonger le pays dans l’inconnu », ils ont raison. Mais inconnu n'est pas synonyme de chaos, car l'instabilité politique a commencé dès le soir du second tour des élections législatives !
Pour preuve, le gouvernement démissionnaire de Michel Barnier peut tout à fait déposer une loi spéciale, selon l'article 45 de la Constitution, pour reconduire en 2025 le budget 2024, en attendant le vote d'un budget dans les prochains mois. Nul doute que cette solution trouverait grâce aux yeux des oppositions, d'autant qu'il reste possible de modifier ensuite ces budgets en votant des projets de loi de finances rectificatifs (PLFR). Il y aurait alors continuité des dépenses et recettes de la puissance publique, certes quelque peu dégradée ici ou là, notamment dans les seuils d'entrée dans les tranches de l'impôt sur le revenu ou les projets de dépense des ministères. Mais rien d'insurmontable à court terme.
Pour la Sécurité sociale, les cotisations seront toujours dues (ne rêvez pas !) et le fonctionnement de la Sécu se poursuivra. Pour les retraites et traitements des fonctionnaires, qui ressortissent au budget général appelé projet de loi de finances (PLF), l'article 47 de la Constitution permet en théorie au gouvernement peut faire voter le budget par ordonnances si le Parlement n'est pas parvenu à un vote sous 70 jours :
"Le Parlement vote les projets de loi de finances dans les conditions prévues par une loi organique.
Si l'Assemblée nationale ne s'est pas prononcée en première lecture dans le délai de quarante jours après le dépôt d'un projet, le Gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. Il est ensuite procédé dans les conditions prévues à l'article 45.
Si le Parlement ne s'est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance.
Si la loi de finances fixant les ressources et les charges d'un exercice n'a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice, le Gouvernement demande d'urgence au Parlement l'autorisation de percevoir les impôts et ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés.
Les délais prévus au présent article sont suspendus lorsque le Parlement n'est pas en session."
Là où il y aura du travail pour les constitutionnalistes, c'est que l'Assemblée nationale s'est prononcée contre le PLFSS en votant une motion de censure, ce qui interroge sur la possibilité de recourir aux ordonnances. Mais, nul doute que le Conseil constitutionnel saura prendre la mesure des événements politiques et apporter son concours au gouvernement...
Quant aux conséquences financières de cette censure, certains ont voulu voir dans l'augmentation de l'écart entre les taux des obligations publiques allemandes et françaises un signe d'une attaque des marchés financiers. C'est peu probable à ce stade, car la dette publique française reste très recherchée, d'autant qu'elle vient de passer l'examen des agences de notation. Il y a de la fébrilité sur les marchés, c'est normal dans ce contexte, mais pas d’alarmisme pour l'heure. De même, le krach boursier tant guetté a vraisemblablement plus de chance d'arriver pour des raisons structurelles que pour des raisons politiques. Il me semble que jouer sur les peurs économiques du changement et du déclassement de la France reste un moyen efficace pour certains de conforter leur position sociale en ralliant à moindres frais les plus modestes à leur cause. Toutefois, il est vrai que le saut dans le vide (avec élastique pour le moment) reste un sport dangereux.
En conclusion (partielle et provisoire), à l'heure où cet article est rédigé, la France subit le énième avatar d'une crise politique déclenchée au soir du second tour des élections législatives. La censure du gouvernement Barnier était donc attendue, certes peut-être pas à une échéance aussi brève. Cela va nous plonger en terra incognita, un nouveau contexte politique et budgétaire, qui assurément va compliquer le fonctionnement de l'État et de tous les agents économiques, mais qui n'a aucune raison de glisser vers le chaos fantasmé ou espéré par certains, pour peu qu'une solution rapide soit apportée.
P.S. L'image de cet article provient d'une capture d'écran d'une vidéo de BFM.