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19 mai 2020 2 19 /05 /mai /2020 13:08

Il y a un an, je donnais une conférence à l'UPT de Forbach sur les inégalités, car c'est un sujet majeur pour l'avenir de nos sociétés trop souvent négligé. Lors de la crise des gilets jaunes, j'avais par ailleurs commis un billet sur les inégalités criantes attachées au système fiscal (impôt sur le revenu, CSG, ISF...). Aujourd'hui, je souhaite faire un gros plan sur les inégalités de patrimoine, car je m'inquiète de lire encore trop souvent - même sous des plumes prestigieuses - que celles-ci résultent avant tout du travail acharné et du talent...

 

Les inégalités de patrimoine dans le monde

 

Commençons par la part des 1 % les plus aisés dans le patrimoine net des ménages :

 

 

[ Source : WID ]

 

Au jeu du pire, la Russie fait même mieux que les États-Unis, puisque les 1 % les plus aisés détenaient, en 2015, 43 % du patrimoine net total des ménages contre 22 % deux décennies plus tôt ! À l'évidence, l'explication est à chercher du côté des privatisations sauvages qui ont suivi la transition de l'économie socialiste vers l'économie de marché. Quant aux États-Unis, tout a été fait depuis le tournant néolibéral des années Reagan pour que cette concentration du patrimoine perdure et s'amplifie.

 

De son côté, l'ONG Oxfam marque chaque année les esprits avec la publication de son rapport sur les inégalités le jour même de la réunion annuelle du Forum économique mondial à Davos. Leur méthodologie peut être lue à cette adresse, mais toujours est-il que le chiffre choc est le suivant :

 

 

[ Source : France Bleu ]

 

Heureusement qu'il reste des graphiques comme celui ci-dessous pour rassurer sur l'origine des fortunes, liée au travail acharné et au talent comme il se doit, mais aussi à l'héritage (explication que certains préfèrent oublier, surtout en France où prolifère le capitalisme d'héritiers) :

Statistique: Nombre de milliardaires dans le monde en 2018, selon l'origine de leur fortune | Statista
Trouver plus de statistiques sur Statista

Par ailleurs, les économistes du WID pointent du doigt le fait que cette hausse du patrimoine net privé est hélas parallèle à une baisse du patrimoine net public, autant dans les pays développés qu'émergents. Cela signifie que les privatisations ont considérablement réduit le patrimoine public, au point où il devient même négatif au Japon et aux États-Unis et à peine tangent à 0 en Allemagne et en France :

 

 

[ Source : Le Monde ]

 

Encore quelques années et les États seront définitivement privés de tous moyens d'appliquer une politique économique, puisque la valeur de leurs engagements (dettes publiques) sera supérieure à celle de leurs rares actifs non privatisés (actifs financiers, terrains, ponts, barrages, bâtiments, etc.) !

 

Les inégalités de patrimoine en France

 

Le patrimoine moyen des ménages français se décompose de la manière suivante :

 

 

[ Source : INSEE ]

 

Sur long terme, l'on notera que ce n'est pas la Révolution française qui a réduit les inégalités de patrimoine, mais la Première Guerre mondiale et son cortège de fléaux économiques pour les grandes fortunes... Remarquons également l'inflexion dans les années 1980, fruit des réformes néolibérales !

 

 

[ Source : WID ]

 

Philosophie et inégalités de patrimoine

 

Sans entrer dans un long argumentaire philosophique sur les inégalités de richesse, je souhaiterais juste soumettre à votre sagacité deux extraits de textes philosophiques :

 

 * Deuxième Traité du gouvernement civil, John Locke (1690)

 

Au commencement, tout le monde était comme une Amérique, et même beaucoup plus dans l'état que je viens de supposer, que n'est aujourd'hui cette partie de la terre, nouvellement découverte. Car alors on ne savait nulle part ce que c'était qu'argent monnayé. Et il est à remarquer que dès qu'on eut trouvé quelque chose qui tenait auprès des autres la place de l'argent d'aujourd'hui, les hommes commencèrent à étendre et à agrandir leurs possessions.


Mais depuis que l'or et l'argent, qui, naturellement sont si peu utiles à la vie de l'homme, par rapport à la nourriture, au vêtement, et à d'autres nécessités semblables, ont reçu un certain prix et une certaine valeur, du consentement des hommes, quoique après tout, le travail contribue beaucoup à cet égard ; il est clair, par une conséquence nécessaire, que le même consentement a permis les possessions inégales et disproportionnées. Car dans les gouvernements où les lois règlent tout, lorsqu'on y a proposé et approuvé un moyen de posséder justement, et sans que personne puisse se plaindre qu'on lui fait tort, plus de choses qu'on en peut consumer pour sa subsistance propre, et que ce moyen c'est l'or et l'argent, lesquels peuvent demeurer éternellement entre les mains d'un homme, sans que ce qu'il en a, au-delà de ce qui lui est nécessaire, soit en danger de se pourrir et de déchoir, le consentement mutuel et unanime rend justes les démarches d'une personne qui, avec des espèces d'argent, agrandit, étend, augmente ses possessions, autant qu'il lui plaît.

 

Je pense donc qu'il est facile à présent de concevoir comment le travail a pu donner, dans le commencement du monde, un droit de propriété sur les choses communes de la nature ; et comment l'usage que les nécessités de la vie obligeaient d'en faire, réglait et limitait ce droit-là : en sorte qu'alors il ne pouvait y avoir aucun sujet de dispute par rapport aux possessions. Le droit et la commodité allaient toujours de pair. Car, un homme qui a droit sur tout ce en quoi il peut employer son travail, n'a guère envie de travailler plus qu'il ne lui est nécessaire pour son entretien. Ainsi, il ne pouvait y avoir de sujet de dispute touchant les prétentions et les propriétés d'autrui, ni d'occasion d'envahir et d'usurper le droit et le bien des autres. Chacun voyait d'abord, à peu près, quelle portion de terre lui était nécessaire ; et il aurait été aussi inutile, que malhonnête, de s'approprier et d'amasser plus de choses qu'on n'en avait besoin.

 

En résumé, selon Locke, en introduisant la monnaie métallique (or et argent) dans nos sociétés, les Hommes ont implicitement consenti à la constitution de patrimoines individuels fort différents d'un individu à l'autre, ce qui revient à légitimer les inégalités de patrimoine au nom du travail plus ou moins acharné des individus et de leur capacité de gestion.

 

 * Discours sur l’origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau (1755)

 

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: «Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne». Mais il y a grande apparence qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature.

 

Rousseau voit dans la propriété privée l'origine pratique de la naissance de la société civile.

 

[...]

 

Les choses en cet état eussent pu demeurer égales, si les talents eussent été égaux, et que, par exemple, l'emploi du fer et la consommation des denrées eussent toujours fait une balance exacte ; mais la proportion que rien ne maintenait fut bientôt rompue ; le plus fort faisait plus d'ouvrage ; le plus adroit tirait meilleur parti du sien; le plus ingénieux trouvait des moyens d'abréger le travail ; le laboureur avait plus besoin de fer, ou le forgeron plus besoin de blé, et en travaillant également, l'un gagnait beaucoup tandis que l'autre avait peine à vivre. C'est ainsi que l'inégalité naturelle se déploie insensiblement avec celle de combinaison et que les différences des hommes, développées par celles des circonstances, se rendent plus sensibles, plus permanentes dans leurs effets, et commencent à influer dans la même proportion sur le sort des particuliers.

 

Rousseau montre dans ce paragraphe que sous les conditions énoncées, la propriété privée débouche sur la concentration des terres entre les mains d'une minorité de riches, situation qui laisse la majorité dans la misère.

 

[...]

 

Les riches surtout durent bientôt sentir combien leur était désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisaient seuls tous les frais et dans laquelle le risque de la vie était commun et celui des biens, particulier. D'ailleurs, quelque couleur qu'ils pussent donner à leurs usurpations, ils sentaient assez qu'elles n'étaient établies que sur un droit précaire et abusif et que n'ayant été acquises que par la force, la force pouvait les leur ôter sans qu'ils eussent raison de s'en plaindre. Ceux mêmes que la seule industrie avait enrichis ne pouvaient guère fonder leur propriété sur de meilleurs titres. Ils avaient beau dire: « C'est moi qui ai bâti ce mur ; j'ai gagné ce terrain par mon travail ». — « Qui vous a donné les alignements, leur pouvait-on répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payé à nos dépens d'un travail que nous ne vous avons point imposé ? Ignorez-vous qu'une multitude de vos frères périt, ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu'il vous fallait un consentement exprès et unanime du genre humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui allait au-delà de la vôtre ? »

 

[...]

 

Telle fut, ou dut être, l'origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère.

 

Selon Rousseau, les riches créent un pacte social avec des lois à leur avantage, qui légalisent les inégalités de richesse. Rousseau distingue le pacte d'association du pacte de gouvernement, le second étant subordonné au premier : Il est donc incontestable, et c'est la maxime fondamentale de tout le droit politique, que les peuples se sont donné des chefs pour défendre leur liberté et non pour les asservir. Si nous avons un prince, disait Pline à Trajan, c'est afin qu'il nous préserve d'avoir un maître.

 

[...]

 

Mais ces détails seraient seuls la matière d'un ouvrage considérable dans lequel on pèserait les avantages et les inconvénients de tout gouvernement, relativement aux droits de l'état de nature, et où l'on dévoilerait toutes les faces différentes sous lesquelles l'inégalité s'est montrée jusqu'à ce jour et pourra se montrer dans les siècles selon la nature de ces gouvernements et les révolutions que le temps y amènera nécessairement. On verrait la multitude opprimée au-dedans par une suite des précautions mêmes qu'elle avait prises contre ce qui la menaçait au-dehors. On verrait l'oppression s'accroître continuellement sans que les opprimés pussent jamais savoir quel terme elle aurait, ni quels moyens légitimes il leur resterait pour l'arrêter. On verrait les droits des citoyens et les libertés nationales s'éteindre peu à peu, et les réclamations des faibles traitées de murmures séditieux.

 

Troublant d'actualité... C'est d'ailleurs ce qui poussera Thomas Paine à proposer, en 1797, la création "d'un fonds national, duquel sera payée à chaque personne, parvenue à l’âge de 21 ans, la somme de 15 livres sterling, en compensation partielle, pour la perte de son héritage naturel, par l’introduction du système de propriété foncière". À méditer.

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