Alors qu'il n'y avait aucun enjeu réel pour cette mouture du baccalauréat (y en avait-il les années précédentes ?), le ministère de l'Éducation nationale a néanmoins réussi le tour de force de provoquer une polémique. L’épreuve de sciences économiques et sociales (voir l'intégralité de l'épreuve sur le site de l'APSES) passée par les candidats libres a, en effet, réservé une drôle de surprise dans sa 3e partie, qui se veut un raisonnement s’appuyant sur un dossier documentaire (10 points). Qu'on en juge par le sujet retenu : "À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que des politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel". Rien que ça !
Les documents proposés aux candidats
Pour organiser leur argumentation, les candidats se sont vus proposer les trois documents suivants, pour lesquels je proposerai un bref commentaire à chaque fois :
* document 1
Il s'agit d'une corrélation entre l'indice de rigidité de la législation du travail et le taux de chômage en 2018, dans les pays de l'OCDE. Outre que corrélation ne signifie pas causalité, les candidats se retrouvent avec un graphique qui ne dit rien du chômage structurel. Pis, ils n'ont aucune précision sur la nature de cet indice. Or, sur le site de l'OCDE, l'on peut lire : "les indicateurs de l’OCDE du degré de protection de l’emploi mesurent les procédures et les coûts qu’impliquent le licenciement de travailleurs à titre individuel ou de groupes de travailleurs et les procédures et les coûts induits par l'embauche de travailleurs sous contrats de durée déterminée et sous contrats de travail temporaire". D'emblée il est question de plusieurs indicateurs et celui évoqué dans le document doit probablement être la synthèse des "21 éléments qui quantifient les trois différents aspects de la réglementation sur la protection de l’emploi en vigueur au 1er janvier de chaque année" (dixit OCDE).
Déduire quoi que ce soit de cette simpliste corrélation relèverait en politique de la démagogie. Alors que vient faire ce document dans un sujet de baccalauréat ?
* document 2
Ce document est tiré d'un ABC de l'économie publié par le FMI. Les deux auteurs sont économistes, l'un au département Asie et Pacifique du FMI, l'autre au département Afrique du FMI. En lisant l'article dans sa totalité, l'a priori libéral affleure très vite et devient même évident à la conclusion : "Dans la pratique, le salaire minimum devrait être instauré en faisant en sorte que la croissance économique continue d’être conforme aux gains de productivité, ce qui laisse à penser que les modalités de son instauration ne devraient pas être confiées à des responsables politiques, mais à des experts indépendants".
L'on retrouve ainsi une logique néolibérale proche de celle décrite par Walter Lippmann, suivant laquelle le monde (en particulier économique) devrait être gouverné par des experts, seuls capables de comprendre les règles économiques universelles immuables, qui rendent de facto inutiles la confrontation de projets de sociétés différents, et subséquemment les débats contradictoires dans le cadre de l'agon, bien qu'ils soient depuis plus de deux millénaires l'essence même de la démocratie.
Contrairement à ce qui est affirmé dans ce document, le lien entre salaire minimum et chômage reste très discuté. Qu'il suffise d'ailleurs d'étudier l’exemple de l'Allemagne et de l'Italie pour s'apercevoir que les choses sont loin d'être aussi simples qu'une certaine théorie l'affirme...
* document 3
Alors là, les bras m'en tombent ! Proposer aux candidats un sondage OpinionWay de 2015, alors qu'il y aurait tant à dire (et redire !) sur la conception et la mise en œuvre de ces enquêtes... Et après cette pandémie, croyez-vous que les résultats soient les mêmes, en particulier dans l’hôtellerie et la restauration ? Sans trop m'aventurer, je pense que "le manque de visibilité économique pour votre activité", explication au demeurant très keynésienne en ce qu'elle se rapproche de la notion de demande effective, risque fort d'être très souvent citée...
La critique radicale du marché du travail selon Keynes
Il est question du marché du travail dans ce sujet. Or, cette notion soulève à elle seule de nombreuses contestations. Lorsqu'il a écrit sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (publiée en 1936), Keynes voulait en découdre avec la domination toute puissante de l'économie néoclassique qui, à l'image de notre époque, a pourtant prouvé son incapacité à rendre compte de la crise. Dès lors, Keynes a montré que le fonctionnement du marché du travail, tel que le voient les néoclassiques, est une analyse "supposée simple et évidente qui a été fondée, pratiquement sans discussions, sur deux postulats fondamentaux". Il lui porte ensuite l'estocade en déclarant : "il se peut que la théorie classique décrive la manière dont nous aimerions que notre économie se comportât. Mais supposer qu'elle se comporte réellement ainsi, c'est supposer que toutes les difficultés sont résolues" ! Keynes réfute l'idée même qu'il existerait un marché du travail comme le présentent les néoclassiques, c'est-à-dire avec une demande de travail des entreprises qui augmente lorsque le salaire réel diminue (fonction décroissante), et une offre de travail des salariés qui augmente lorsque le salaire réel augmente (fonction croissante).
Pour lui, même s'il admet qu'à l'équilibre le salaire est égal au produit marginal du travail, la demande de travail ne résulte pas d'un mécanisme aussi simple que celui décrit par les néoclassiques, en particulier parce que les salariés et les patrons ne sont pas des agents économiques libres et égaux. Cela revient en fait à dire que Keynes avait bien perçu, contrairement à François Rebsamen, que sur le marché du travail les salariés étaient loin d'être en position de force dans les négociations (voir ce billet que j'avais écrit sur le partage des revenus), et qu'il fallait tenir compte de ce système hiérarchisé pour analyser le marché du travail.
Du côté de l'offre de travail, Keynes récuse l'idée qu'elle augmenterait avec le salaire réel. Sa principale explication tient au fait que salariés et patrons s'engagent sur la base du salaire nominal, car l'inflation n'est pas connue au moment de la signature (la notion d'inflation et sa mesure sont-elles seulement comprises par la majorité des salariés et des patrons ?). Par ailleurs, il confronte la théorie néoclassique à ses propres contradictions, puisque si cette théorie était valide, les salariés devraient réduire leur offre de travail lorsque les prix à la consommation (= inflation) augmentent, leur salaire réel (=salaire nominal - inflation) diminuant. Or ce n'est pas le cas...
Chômage structurel vs chômage conjoncturel
Mais au fait, qu'est-ce que le chômage structurel ? C'est la part du chômage liée aux changements de structure de l'économie (démographie, institutions...), l'autre part étant un chômage conjoncturel (liée à un ralentissement temporaire de l'activité économique). Dans la théorie néoclassique, le taux de chômage structurel est mesuré par le taux de chômage non inflationniste (NAIRU), proche du concept de taux de chômage naturel proposé par Milton Friedman en 1967.
D'aucuns en déduisent que le chômage structurel peut se mesurer tout simplement lorsqu'aucun choc n'affecte l'économie. Mais quand une telle situation arrive-t-elle ? Il est donc quasiment impossible de départager ces deux formes de chômage. Bref, si les économistes sont d'accord sur une chose, c'est bien pour dire que la mesure du chômage structurel n'est pas une mince affaire... Alors pourquoi demander à des candidats au baccalauréat de se servir de cette notion pour en déduire des préconisations (hasardeuses) de politique économique ?
La flexibilisation du marché du travail
La flexibilité du marché du travail est souvent définie comme la capacité d’adaptation du facteur travail (évolution du nombre de salariés, des types de contrats, des rémunérations, du temps de travail, de l’organisation du travail...) aux variations de l’environnement des entreprises (demande effective, conditions de concurrence, etc.). Sans entrer dans les détails, notons simplement qu'il est d'usage de distinguer la flexibilité externe et interne ainsi que la flexibilité quantitative et qualitative, comme le montre le petit tableau (très simplifié) que j'ai construit ci-dessous :
Quantitative | Qualitative | |
Externe | statuts d'emploi | Systèmes de production |
Interne | Temps de travail et rémunérations | Organisation du travail |
Tout l'enjeu des politiques de l'offre menées ces dernières années aura justement été d'augmenter la flexibilité au nom de la compétitivité et de la croissance. Certes, le CDI est encore la norme si l'on regarde le stock de contrats de travail :
[ Source : INSEE – Enquêtes Emploi 2016 ]
Mais en termes de flux, c'est le CDD qui s'impose par KO :
[ Source : DARES ]
Quant à la libéralisation des licenciements, au traditionnel plan de sauvegarde de l'emploi (qu'on juge de l'expression orwellienne !), s'ajoutent désormais le plan de départs volontaires (PDV), la rupture conventionnelle collective (RCC), l'accord de performance collective (APC) et l'accord d'activité partielle de longue durée (APLD). Une véritable panoplie de petit magicien des ressources humaines, qui permet de faire sortir facilement et à moindres frais des licenciements collectifs du chapeau de la compétitivité :
Flexisécurité et dynamique schumpétérienne
Mais face à la contestation sociale (faut-il rappeler que derrière chaque salaire se trouve un humain qui doit en vivre a priori ?), les gouvernements ont inventé la flexisécurité, néologisme d'origine anglo-saxonne, construit avec les mots flexibilité et sécurité, qui désigne une forme d'organisation du marché du travail qui cherche à concilier la flexibilité souhaitée par les employeurs avec la sécurité désirée par les travailleurs. En général, appelons un chat un chat, la flexisécurité associe faible protection des emplois (=flexibilité) et soutien au retour à l’emploi des chômeurs (sécurité). Présentée ainsi, rien d'étonnant à ce que ce concept soit devenu au fil des ans l'idéal (l'horizon indépassable ?) des grandes organisations libérales dans le monde à l'instar de l'OCDE, du FMI et bien entendu de la Commission européenne.
La flexisécurité tire son origine du modèle économique danois, qui a associé au début des années 1990 deux éléments :
* la flexibilité : embauches et licenciements très faciles, pas de différence entre CDD et CDI ;
* la sécurité : indemnités de chômage généreuses, mais plafonnées à un niveau bien plus bas qu'en France et limitées à 24 mois, en contrepartie d'un suivi pointilleux des chômeurs, qui sont souvent contraints d'accepter au bout de quelques mois un emploi même s'il ne correspond pas à leur recherche/qualification.
Le passage à la flexisécurité au Danemark aurait ainsi permis de terrasser le chômage, enfin jusques à la crise de 2008, comme le montre le graphique ci-dessous :
[ Source : OCDE ]
Les partisans de la flexisécurité, dont Emmanuel Macron en France, souhaitent donc par ce moyen accompagner une dynamique schumpétérienne qu'ils considèrent comme inéluctable. Pour mémoire, celle-ci prend appui sur le concept de destruction créatrice, qui postule que l'innovation détruit certes des secteurs entiers de l'économie ancienne, mais au profit de la création de nouveaux secteurs dynamiques et plus productifs au sein desquels l'emploi se développera. La préconisation est alors d'ôter tout obstacle à la transformation des entreprises et de l'emploi, bref de laisser faire ce processus vu comme inéluctable et bienfaisant pour l'économie à long terme.
Ce faisant, ils négligent juste que les emplois détruits ne sont pas nécessairement recréés en nombre égal dans les nouveaux secteurs d'activité. De plus, les qualifications n'étant pas les mêmes, rien n'assure le "déversement" d'un secteur à l'autre pour reprendre une expression popularisée par Alfred Sauvy. Quant aux salaires, le primat de la négociation au niveau des entreprises conduira inévitablement à un ajustement à la baisse des salaires. Enfin, il est évident que le fonctionnement du marché du travail en France ne sera jamais identique à celui du Danemark (référence en matière de flexisécurité), ne serait-ce qu'en raison du faible taux de syndicalisation en France contre près de 70 % au Danemark. De plus, le construit social n'est pas le même (vous savez notre histoire que tant de gouvernants oublient à dessein pour que la mondialisation soit heureuse...), puisqu'au Danemark c'est le consensus qui est recherché notamment en matière d'emploi.
Ainsi, demander à des candidats au baccalauréat de démontrer un lien très discuté entre flexibilisation du marché du travail et chômage structurel, sur la base de concepts très discutés et de documents peu nombreux et à sens unique, me semble vraiment malvenu après une telle crise (est-elle terminée ?). Pourquoi ne pas faire réfléchir les élèves sur les différentes facettes du chômage ? Pourquoi ne pas les faire travailler sur la perte de sens au travail ou la précarisation de l'emploi ? Pourquoi ne pas leur donner à étudier les graves problèmes de formation que nous connaissons en France et dont rendent compte des études comme PISA ou TIMSS ? Peut-être ne souhaite-t-on pas qu'ils découvrent trop jeunes combien ils ont été bercés d'illusions par les Trissotins modernes du ministère de l'Éducation nationale, qui ont "oublié" que l'école devait avant tout former des citoyens libres et éclairés (cf. Condorcet) et non de la main-d’œuvre pour les entreprises ?
Et cela ne s'arrangera pas tant que l'on continuera à donner aux compétences, pourtant si vite périmées, le primat sur les connaissances. Avec pour résultat qu'une fois sortis de l'enseignement obligatoire, nombre d'élèves ne disposent au fond ni de connaissances solides ni de compétences sûres. Une vraie réussite en somme !