Dans un précédent article, j'ai évoqué le seuil de pauvreté et son pendant le seuil de richesse. Le mérite du second est de donner à penser la richesse autrement qu'en référence à Bernard Arnault. Et surtout, cela rappelle que trop souvent le travail ne paye plus, ou pas assez pour mener une vie décente dans une société donnée à un moment donné. Durant la campagne des législatives, la question de l'emploi a ressurgi brièvement, mais sous l'angle très restreint du seul pouvoir d'achat. Il me semble pourtant essentiel d'évoquer, au-delà des chiffres du chômage, les questions de flexibilisation et de précarité, qui sont hélas la réalité quotidienne de nombre de travailleurs.
Évolution du chômage en France
J'ai eu l'idée de ce court billet en écoutant cet échange musclé entre Léa Salamé et Jean-Luc Mélenchon :
Léa Salamé fait référence à la baisse tendancielle du taux de chômage en France depuis 2015 :
[ Source : Insee ]
Or, comme je ne cesse de le répéter à mes étudiants, commenter l'évolution du taux de chômage sans dire un mot sur le taux d'activité, les personnes au chômage depuis plus d'un an et la qualité des emplois, revient à commenter des chiffres dans le vide. L'on m'objectera, avec raison, que commenter le vide est déjà le métier de nombreuses personnes qui courent les plateaux de télé des chaînes des d'information en continu... Toujours est-il que, ce faisant, l'on passe à côté d'évolutions inquiétantes, qui constituent l'envers du décor du taux de chômage bas : la hausse des contrats précaires de travail, la segmentation du travail en temps et en lieu, la perte de sens...
Précarité(s) de l'emploi
L'emploi, forme marchandisée du travail, a été précarisé de manière continue par les réformes successives prises au mal nommé ministère du Travail : flexibilisation et précarisation à outrance de l'emploi par Myriam El Khomri au nom de la compétitivité, autorisation des plateformes de livraison devenues l'archétype de l'emploi précarisé, etc. À cela, il faut ajouter la libéralisation des licenciements, puisqu'au traditionnel plan de sauvegarde de l'emploi (qu'on juge de l'expression orwellienne !), s'ajoutent désormais le plan de départs volontaires (PDV), la rupture conventionnelle collective (RCC), l'accord de performance collective (APC) et l'accord d'activité partielle de longue durée (APLD). Une véritable panoplie de petit magicien des ressources humaines, qui permet de faire sortir facilement et à moindres frais des licenciements collectifs du chapeau de la compétitivité :
Mais au fait, qu'appelle-t-on précarité de l'emploi ? Ce terme caractérise l'incertitude face au lendemain, que la création de la Sécurité sociale avait justement pour but de limiter. Il s'agit donc des emplois en CDD, en intérim, des emplois aidés, de l'alternance... Bref, de tous les emplois qui ont dès la signature du contrat une date plus ou moins définie d'expiration. Mais cette vision limitative néglige les emplois qui, même en CDI, ne permettent pas de vivre décemment en raison d'un revenu salarial trop faible.
Mesurer la précarité par la part des emplois précaires dans l'emploi salarié total est donc une gageure, puisqu'il est extrêmement difficile de définir précisément les emplois précaires et de distinguer entre emplois précaires subis ou choisis. Selon l'Observatoire des Inégalités, "la France compte 27 millions d’emplois, occupés par 24 millions de salariés et 3 millions d’indépendants. 12,4 % des emplois, soit 3,3 millions de personnes, ont un statut précaire". Et de conclure que le marché de l'emploi en France se fracture en deux blocs : stabilité vs précarité.
Mais pour les gouvernements successifs, précariser l'emploi n'était pas suffisant, il fallait encore le flexibiliser pour atteindre le plein-emploi. Voyons un peu la théorie schumpétérienne sous-jacente.
La flexibilisation de l'emploi
La flexibilité de l'emploi est souvent définie comme la capacité d’adaptation du facteur travail (évolution du nombre de salariés, des types de contrats, des rémunérations, du temps de travail, de l’organisation du travail...) aux variations de l’environnement des entreprises (demande effective, conditions de concurrence, etc.). Sans entrer dans les détails, notons simplement qu'il est d'usage de distinguer la flexibilité externe et interne ainsi que la flexibilité quantitative et qualitative, comme le montre le petit tableau (très simplifié) que j'ai construit ci-dessous :
Quantitative | Qualitative | |
Externe | statuts d'emploi | Systèmes de production |
Interne | Temps de travail et rémunérations | Organisation du travail |
Tout l'enjeu des politiques de l'offre menées ces dernières années aura justement été d'augmenter la flexibilité au nom de la compétitivité et de la croissance.
Flexibilité et chômage
En prenant appui sur le concept de destruction créatrice de J. Schumpeter, auquel ils font dire plus qu'il ne signifie, d'aucuns se persuadent que la flexibilité (flexisécurité dans la novlangue macronienne) est le meilleur moyen d'accompagner ce processus vu comme inéluctable et bienfaisant pour l'économie à long terme. En gros, il s'agit donc d’abandonner les secteurs en déclin tout en aidant à la création d'emplois dans les nouveaux secteurs de l'économie.
Ce faisant, les thuriféraires de la flexisécurité négligent juste que les emplois détruits ne sont pas nécessairement recréés en nombre égal dans les nouveaux secteurs d'activité. De plus, les qualifications n'étant pas les mêmes, rien n'assure le "déversement" d'un secteur à l'autre pour reprendre une expression popularisée par Alfred Sauvy. Quant aux salaires, le primat de la négociation au niveau des entreprises conduira inévitablement à un ajustement à la baisse des salaires, qui pèse très lourdement sur le pouvoir d'achat lorsque l'inflation est élevée.
En outre, il ne faut pas oublier qu'un emploi perdu n'est jamais simplement l'équivalent d'un emploi retrouvé, même s'il offre les mêmes conditions matérielles de subsistance. Au contraire, certains métiers font la fierté de ceux qui les exercent et ils ne peuvent être remplacés par d'autres emplois alimentaires sans conduire à la perte d'un savoir-faire et d'une logique de l'honneur au travail dont parlait Philippe d'Iribarne. La flexisécurité est donc un excellent moyen de réduire le taux de chômage, mais au prix d'une omerta sur toutes les questions de qualité de l'emploi, de déclassement professionnel et de mal-être au travail. Pourtant, l'on sait depuis longtemps que la multiplication des emplois aux conditions dégradées à un énorme coût social, mais pourquoi évoquer des questions qui fâchent ?
Dans les conditions actuelles de fonctionnement du "marché du travail", le plein-emploi est loin de se confondre avec un taux de chômage très bas, surtout si ce dernier est obtenu au prix d'une austérité salariale (avec hausse du nombre de travailleurs pauvres), d'une dégradation des conditions de travail et d'une perte de sens... Mais cette idéologie infuse hélas les esprits, comme en témoignait l’épreuve 2021 de sciences économiques et sociales (voir l'intégralité de l'épreuve sur le site de l'APSES) passée par les candidats libres. Dans sa 3e partie, qui se veut un raisonnement s’appuyant sur un dossier documentaire (10 points), le sujet était : "À l’aide de vos connaissances et du dossier documentaire, vous montrerez que des politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel".
Et question infusion des esprits, je ne résiste pas à l'envie de vous raconter une anecdote qui m'est arrivée lors d'un déplacement pour un colloque universitaire en juin dernier. J'avais fait une halte à Dijon avant de me rendre à Grenoble. Et dans le tram qui me conduisait au centre-ville, j'ai entendu deux étudiantes discuter de leur recherche d'emploi pour l'été. L'une d'elles expliquait qu'elle n'avait pas réussi à trouver d'emploi, pas même en intérim, car "on est au plein-emploi et c'est dur dans ces conditions de trouver un job" ! Vraiment ? J'ai manqué de temps pour entamer un débat avec elles, mais entendre des jeunes croire à un tel slogan politique me stupéfie ! Et si l'on ouvrait juste les yeux pour voir la réalité crue ?
P.S. L'image de ce billet provient de cet article de blog de la CGT Beaulieu.