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16 février 2024 5 16 /02 /février /2024 13:51

 

 

"Justice sociale" : voilà une expression qui fait florès dans les médias, à tel point que l'on ne se demande même plus de quoi il s'agit ! Ce faisant, elle se retrouve parfois tellement galvaudée, qu'elle en arrive à désigner l'exact contraire de son sens original, dans la plus pure tradition de la novlangue orwellienne. J'avais évoqué en filigrane la question de la justice sociale dans un récent billet consacré au fonctionnement actuel de la société. Mais, aujourd'hui j'ai eu envie d'aller un peu plus loin, afin de donner aux lecteurs des clés qui lui permettront de s'approprier ce sujet fondamental, tout en m'abstenant de trop longs développements comme j'en avais fait pour la démocratie et la citoyenneté.

 

De l'importance de la justice sociale selon l'ONU

 

Assurément, la justice sociale doit être quelque chose d'important dans la société, puisqu'il existe même une "Journée mondiale de la justice sociale" créée le 26 novembre 2007 par l'Assemblée générale de l'ONU et célébrée chaque année, le 20 février :

L'ONU fonde la justice sociale "sur l’égalité des droits pour tous les peuples et la possibilité pour tous les êtres humains sans discrimination de bénéficier du progrès économique et social partout dans le monde. Promouvoir la justice sociale ne consiste pas simplement à augmenter les revenus et à créer des emplois. C’est aussi une question de droits, de dignité et de liberté d’expression pour les travailleurs et les travailleuses, ainsi que d’autonomie économique, sociale et politique."

 

Cette définition repose à mon sens trop sur la dimension économique, ce que confirme l'adoption, en 2008, par l’Organisation internationale du Travail (OIT) d'une "Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable". Celle-ci met le travail décent au centre de ses préoccupations de justice sociale en lui adjoignant quatre piliers principaux  : "emploi, protection sociale, dialogue social, et droits et principes fondamentaux au travail". Au niveau étatique, les gouvernements ne sont pas en reste, comme en témoigne l'usage ad libitum (ad nauseam ?) de l'expression "justice sociale" par Tony Blair, Emmanuel Macron, François Fillon, François Hollande, Angela Merkel, Donald Trump et tant d'autres, dans des sens parfois très différents ! Il est donc important d'en définir les contours plus précisément.

 

Les contours de la justice sociale

 

La notion de justice sociale apparaît dans le débat politique au XIXe siècle, dans un monde dominé par la notion de classes sociales, sous la plume notamment de John Stuart Mill ("la société doit traiter également bien tous ceux qui sont également bien mérité d'elle"), et désigne l'association de la justice et de la solidarité. Alfred Fouillé (L’idée de justice sociale d’après les écoles contemporaines), Léon Bourgeois (Solidarité) et Émile Durkheim poseront des jalons importants dans la construction de l'État social moderne.

 

Mais ces concepts de justice sociale, d'égalité, d'équité, etc., sont bien évidemment plus anciens et apparaissent, d'une manière ou d'une autre, dès que les Hommes ont cherché à faire société. Aristote avait déjà compris qu'au-delà du couple "justice commutative" (à chacun la même part) et "justice distributive" (à chacun selon son dû), la Cité ne pouvait survivre sans une forme de réciprocité proportionnelle (Éthique à Nicomaque) : "c'est en effet parce que l'on retourne en proportion de ce que l'on reçoit que la Cité se maintient". Vision qui n'est pas sans rappeler ce célèbre sermon de Bossuet intitulé De l'éminente dignité des pauvres, dans lequel on pouvait lire : "Quel est le fardeau des pauvres ? C’est le besoin. Quel est le fardeau des riches ? C’est l’abondance".

 

La justice sociale n'est donc pas une simple perception subjective du juste et de l'injuste à un moment donné, mais bien une construction sociale : ce sont les membres d'une société à un moment donné de leur histoire collective, qui s'accordent sur des principes de justice sociale. D'où la définition la plus générale que l'on puisse en donner : la justice sociale est une distribution de ressources matérielles (ou symboliques comme les droits sociaux), socialement acceptée (=construit socialement suivant des critères comme l'égalité des droits, le mérite, l’égalité des chances...) par les membres de cette société à un moment donné (caractère évolutif de la justice sociale).

 

De cette définition, il découle que les critères d'acceptation sociale peuvent évoluer et même parfois entrer en contradiction : comment concilier, en effet, l'égalité des positions, qui cherche à réduire les inégalités de position sociale des individus, avec l'égalité des chances qui s'intéresse avant tout à l'équité (suppression du déterminisme social) et accepte de facto les inégalités de position sociale ?

 

Différentes conceptions de la justice sociale

 

On l'aura compris, selon les critères d'acceptation sociale retenus, il y a aura des conceptions différentes de la justice sociale, comme le montre Aristote avec les différentes formes de justice présentée plus haut. Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, Jeremy Bentham a développé une conception de la justice sociale appelée utilitarisme : une société est juste si elle maximise la somme des utilités (bien-être ?) de ses membres, quelle que soit la répartition des bonheurs individuels. Bref, dans cette vision utilitariste, une société peut être juste même si elle est très inégalitaire en matière économique et sociale, car modifier la répartition des richesses économiques en prenant aux riches est susceptible de réduire la somme des utilités de la société. Mais au fait, comment mesure-t-on en pratique le bonheur, l'utilité ou le bien-être ?
 

John Rawls critiquera cette vision de la justice sociale dans sa théorie de la justice (toujours très attaché à l'homo œconomicus) et déduira de la fiction du "voile d'ignorance" deux principes fondamentaux : le principe de liberté et le principe de différence, ce dernier légitimant les inégalités sociales sous certaines conditions.

 

 

La petite vidéo ci-dessous résume à grands traits ce que nous venons de voir sur l'utilitarisme et la théorie de Rawls :

Dans une vision très individualiste, le libertarisme, dont le grand défenseur est Robert Nozick, place la liberté individuelle et le droit de propriété au fondement de la justice sociale. Ce faisant, toute idée de redistribution est à proscrire, car attentatoire à la propriété privée. De même, il n'est pas envisageable de mener des politiques d'égalité des chances fondées par exemple sur une discrimination positive. Les inégalités économiques et sociales en deviennent donc acceptables.

 

 

Friedrich Hayek, quant à lui, ira jusqu'à nier l'existence même de la justice sociale au nom de la liberté individuelle et du marché libre ! Ainsi, écrivait-il dans Le mirage de la justice sociale, que ce concept est inspiré par "une nostalgie nous rattachant aux traditions du groupe humain des origines, mais qui a perdu toute signification dans la Société Ouverte des hommes libres". Bref, la justice sociale ne serait en fin de compte qu'un fantasme d'hommes incapables de comprendre que "les seuls liens qui maintiennent l'ensemble d'une Grande Société sont purement économiques"...

 

 

Plus proches de nous, les philosophes Axel Honneth et Nancy Fraser ont renouvelé l'analyse de la justice sociale en la fondant sur la reconnaissance, concept reposant selon Honneth sur le droit à l'affection, l'égalité d'accès au droit et l'estime sociale.

 

 

La force d'une idée

 

Pour finir, je me devais de citer Alain Supiot, spécialiste de la justice sociale, qui rappelle avec brio que la justice sociale est par nature une construction morale et politique, donc collective, qui doit beaucoup à l'histoire des conquêtes sociales ! On lui doit notamment un passionnant petit livre intitulé fort intelligemment La force d'une idée, dans lequel il préface le texte d'Alfred Fouillé cité plus haut en brossant à grands traits - mais avec une grande rigueur intellectuelle - l'évolution du concept de justice sociale. 

P.S. L'image de ce billet provient du blog FO retail distribution.

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commentaires

Y
Bonsoir, <br /> <br /> Merci pour ce billet très intéressant sur la notion même de justice sociale, et encore merci pour avoir partagé le lien vidéo et le dernier livre de Alain Supiot, dont je connaissais une de ses publications, la gouvernance par les nombres. <br /> <br /> Je crains que dans les faits, la question de la justice sociale ne soit pas à l'ordre du jour et présente un désintérêt total au sein de la classe politique actuelle dont je remonte la datation en 1974 ( l'année d'élection de VGE, premier énarque et technocrate à la tête de l'État qui amorce l'arrivée d'une nouvelle génération d'hommes politiques avec Jacques Chirac (énarque) aux antipodes des hommes politiques d'antan qui étaient pour la plupart quelque soit le bord politique ( gaulliste, socialiste, communiste, démocrate-chrétien ) très attachés à la question de la justice sociale, je prends l'exemple de Jacques Chaban-Delmas, ancien Premier ministre, Résistant et Maire de Bordeaux qui était très attaché à ces questions sociales dans son discours de "la Nouvelle Société" de 1969. ) Pour résumer, à partir de 1974 , une nouvelle génération d'hommes politiques aux aspirations très différentes jette aux oubliettes la question même de la justice sociale comme boussole dans leurs politiques économiques et sociales . Il est question d'ouverture aux marchés, de libéralisation , d'ouverture des capitaux, de dérégulation avec le tandem Thatcher-Reagan auquel l'individualisme qui est une des principales caractéristiques du libéralisme et au sens plus large le néolibéralisme fissure et fracture la cohésion sociale , la solidarité collective qui cimente une société. De nos jours , nous nous apercevons qu'il existe une "justice sociale en droits" avec les libertés publiques, les droits de l'homme , etc mais qui ne s'applique pas dans les faits à cause des inégalités qui ont, de plus, en plus augmentés. Le citoyen de 2024 est pris dans une spirale de déclassement avec la précarité, les effets de l'inflation galopante dûs à la guerre en Ukraine, la difficulté d'accès au logement, à un système de santé de meilleure qualité, à l'éducation avec une concurrence de plus en plus accrue avec l'école privée ( cf la polémique de la ministre Oudéa-Castéra) . L'égalité des chances, longtemps brandi comme un étandard, par les gouvernements précédents, est une chimère qui se heurte à la reproduction sociale théorisée par Bourdieu ( qui est encore d'actualité) . De plus, avec un gouvernement qui, sociologiquement, comporte des profils politiques qui n'ont aucune expérience professionnelle des "épreuves de la vie" ayant travaillé dans les sphères des cabinets ministériels, nous pouvons nous attendre à de vraies mouvements sociaux de plus en plus violents à l'avenir ..... nous risquons à long terme d'aller vers une société à deux vitesses ou l'absence de justice sociale constituera le principal fossé. <br /> Ce n'est que mon humble point de vue sur la question de la justice sociale. Déjà que j'ai dû mal à comprendre le concept d'égalité des chances qui s'est révélé depuis des décennies d'une inefficacité notoire. <br /> <br /> Bien cordialement.<br /> <br /> Yannick.
Répondre
R
Bonjour Yannick,<br /> <br /> Je vous remercie pour ce commentaire très intéressant, comme à chaque fois ! Vous avez raison de souligner l'évolution inquiétante du concept de justice sociale sur un demi-siècle, au point que l'on se demande s'il en reste encore quelque chose en 2024... <br /> <br /> Bien cordialement,<br /> <br /> Raphaël

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