L'été 2024 aura assurément été à nul autre pareil, entre d'un côté le coup politique manqué d'Emmanuel Macron, qui en fait de clarification a conduit à un blocage politique inédit de l'État, et de l'autre une parenthèse enchantée de ludi circensens (dont j'avais parlé ici) à 8,9 milliards d'euros. Et pendant ce temps, l'économie française est morose et jamais les oppositions n'ont été aussi vives alors même qu'il s'agit de bâtir en urgence un budget crédible dans un contexte de dégradation de la note souveraine de la France par l'agence de notation Standard & Poor's et de placement du pays sous procédure de déficit excessif par les instances européennes. Il ne reste plus qu'à évoquer dans cet article les échanges extérieurs pour avoir une vision d'ensemble de la situation économique du pays.
Balance commerciale et taux de couverture
Commençons par quelques rappels terminologiques et méthodologiques. La balance commerciale est le compte qui retrace la valeur des biens exportés et la valeur des biens importés sur la base des statistiques douanières. Les exportations ne prennent en compte que les coûts d’acheminement jusqu’à la frontière française, c'est pourquoi l'on parle d'une valorisation FAB (franco à bord). Les importations, quant à elles, sont évaluées en tenant compte des coûts d’acheminement entre les deux frontières, ce que l'on qualifie de valorisation CAF (coût assurance fret).
Afin de pouvoir analyser des flux homogènes, les services des douanes sont dès lors contraints de corriger les chiffres CAF pour obtenir la valeur des importations FAB :
[ Source : https://lekiosque.finances.gouv.fr/site_fr/etudes/methode/traitement.asp ]
Le solde de la balance commerciale est par définition la différence entre la valeur des exportations et celle des importations. Si celui-ci est positif, on parle d'excédent commercial, sinon il s'agit d'un déficit commercial. Il est à noter que contrairement aux États-Unis entre autres, la balance commerciale en France ne couvre donc que les biens, mais pas les services.
Une autre manière, équivalente, de présenter le commerce international de biens, consiste à calculer le taux de couverture du commerce extérieur :
* lorsque le taux de couverture est inférieur à 1, la balance commerciale est déficitaire ;
* lorsque le taux de couverture est égal à 1, la balance commerciale est équilibrée ;
* lorsque le taux de couverture est supérieur à 1, la balance commerciale est excédentaire.
Notons que la balance commerciale (et donc le taux de couverture), peut être relative à un produit ou à l'ensemble des échanges de produits.
Le déficit commercial de la France
Commençons par ce graphique qui présente l'évolution du solde commercial de la France depuis 2014, sachant que celui-ci est structurellement déficitaire depuis 2004 :
[ Source : Rapport 2024 sur le commerce extérieur ]
Alors que les exportations de biens ont continué à croître en 2023, certes beaucoup moins fortement, les importations ont baissé en valeur en raison principalement du recul des prix de l'énergie. L'un dans l'autre, la balance commerciale demeure largement déficitaire de 99,6 milliards d'euros, certes mieux que le triste record de 162,7 milliards en 2022 ! Le graphique ci-dessous montre d'ailleurs le poids de la facture énergétique :
[ Source : Rapport 2024 sur le commerce extérieur ]
Les chiffres clés du commerce extérieur de la France en 2023
Toujours selon le rapport 2024 sur le commerce extérieur, voilà les principaux éléments à retenir sur le commerce extérieur de la France (chiffres, principaux partenaires, secteurs concernés...) :
[ Source : Rapport 2024 sur le commerce extérieur ]
Le solde commercial de quelques autres pays de l'UE
Le graphique ci-dessous présente le solde de la balance commerciale pour plusieurs pays de l'UE. Il faut néanmoins rester prudent sur l'interprétation de ces chiffres, puisqu'ils ne tiennent pas définition pas compte des services et ne permettent certainement pas de conclure qu'en Allemagne tout va bien et qu'à l'inverse au Royaume-Uni tout va mal, comme je l'ai expliqué dans mon livre Les grands mécanismes de l'économie en clair (3e édition), aux éditions Ellipses.
[ Source : https://perspective.usherbrooke.ca ]
L'on notera que même la locomotive allemande est bien en peine depuis au moins le début de la guerre en Ukraine, entre demande intérieure en berne, production sous tension et exportations en recul. Pour l'ensemble des pays exportateurs, l'atonie de la demande internationale, en particulier chinoise, pèse lourdement sur les exportations. À cela se conjuguent les incertitudes géopolitiques et le moral dans les chaussettes des ménages dont le pouvoir d'achat a beaucoup souffert depuis deux ans.
Est-ce grave docteur ?
Ce qui compte vraiment, ce n'est pas tant le solde des seuls biens (balance commerciale), mais celui qui inclut les biens, services, revenus (salaires, dividendes, intérêts…) et certains transferts (dons, aides…). L'on obtient alors la balance courante, présentée sur le graphique ci-dessous :
[ Source : Rapport 2024 sur le commerce extérieur ]
Et l'image qu'elle donne du commerce extérieur est bien différente de celle qui résultait de la seule prise en compte des biens. En effet, même si le solde commercial est déficitaire, c'est tout le contraire pour les services, même s'il faut admettre un recul après le record de l'année dernière. Dans les détails, et pour le résumer simplement, le déficit dans les services de transport, notamment maritimes, est largement compensé par le tourisme et les services financiers.
Cette balance courante reflète, à mon sens, la réalité de l'économie française où la part de l'industrie est déclinante (désindustrialisation) et où les emplois se situent essentiellement dans le secteur des services.
[ Source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/2121532 ]
Ces chiffres nous obligent donc à nous interroger sur la dépendance de la France aux pays étrangers et sur les choix politiques réalisés au cours des trois dernières décennies. Ce d'autant que la crise liée à la covid-19 rappelle au demeurant qu'au-delà des chiffres, le commerce international soulève des questions de souveraineté et de sécurité trop longtemps occultées… En tout état de cause, l'illusion d'une économie de pure connaissance sans industrie est une chimère, qui a contribué à une désindustrialisation accélérée et une baisse des dépenses de R&D. De là découle notamment une baisse tendancielle des gains de productivité, de la croissance potentielle et de la place de la France dans le concert des nations exportatrices.
[ Source : Rapport 2024 sur le commerce extérieur ]
Le Figaro a d'ailleurs publié cet été une série d'articles passionnants, sobrement intitulés "les fantômes de l'économie française". L'on y apprend qu'au-delà de la célèbre phrase de Serge Tchuruk ("Alcatel doit devenir une entreprise sans usine"), prononcée en 2001 alors qu'il était grand patron d'Alcatel, c'est l'ensemble de l’intelligentsia politique et économique de l'époque qui adhérait à l'idéologie du marché libre (cela a-t-il changé ?). Les cerveaux réputés les mieux formés de France avait alors réussi le tour de force de laisser le patrimoine industrielle français se déliter sans broncher. Il s'ensuivra des démantèlements en cascade qui iront d'Alcatel à Pechiney, en passant par la fusion avortée entre Schneider et Legrand, sans oublier la privatisation des autoroutes...
Et comme le rappelait Vincent Vicard, directeur adjoint du CEPII, dans une entrevue accordée au Monde il y a un an (mais toujours d’actualité !), les politiques publiques de baisse d'impôts sur la production et de réindustrialisation ont largement échoué à inverser la tendance, car la délocalisation reste un outil très prisé des multinationales françaises... À trop lorgner du côté de la compétitivité prix, l'on finit par oublier les autres dimensions de la compétitivité comme la qualité. Vouloir à tout prix faire de toutes les PME françaises des sociétés exportatrices me semble dès lors vain et inatteignable, car toutes n'ont pas vocation à s'étendre à l’international, malgré de nouvelles et nombreuses aides publiques.
Or, faut-il rappeler que ce n'est pas en accompagnant la dégradation du tissu industriel d'une dégradation des conditions de travail, de retraite et de chômage, que l'on inversera cette tendance. Et dire qu'il aura fallu attendre Macron, chantre de la flexibilité rebaptisée flexisécurité, pour que la question de la souveraineté économique refasse surface, même si la gestion de la crise de la covid-19 a montré l'incapacité du gouvernement français à ajouter des actes aux paroles ! Et que dire de cette lubie pour les seules start-up, alors que l'essentiel de l'emploi est lié aux industries plus traditionnelles, qu'il faudrait accompagner dans leur transition écologique (entre autres).
Bref, année après année, les dirigeants politiques déplorent le déficit commercial sans en analyser les causes dont ils sont souvent en partie responsables et qu'ils chérissent. Terminer un billet économique en paraphrasant Bossuet, qui l'eût cru ?