Cette semaine, je viens de commencer à dispenser mon cours d'évaluation d'entreprise. Celui s'adresse à des étudiants avec un profil plus généraliste, souhaitant s'ouvrir aux questions économiques et financières. C'est l'occasion pour moi de leur présenter les grandes méthodes utilisées pour évaluer la valeur d'une entreprise : méthodes actuarielles, multiples, patrimoniales.
Dans mon introduction, je rappelle toujours aux étudiants que lorsque des intérêts politiques entrent en jeu, l'analyse devient extrêmement complexe. En effet, il est dès lors nécessaire de tenir compte, non seulement des intérêts contraires (en général !) des parties prenantes, mais également des biais liés à des décisions purement politiques. Ces derniers peuvent parfois même devenir irrationnels en regard de la stratégie suivie par l'entreprise. L'actualité me fournit justement un bel exemple de biais politiques lors d'une cession d'entreprise : la vente d'Areva T&D.
Quelques rappels sur la nature et l'historique de cette filiale sont ici nécessaires pour bien saisir mon propos. Areva T&D est spécialisée dans la transmission et la distribution d'électricité. Il y a 6 ans, cette filiale appartenait à Alstom qui avait été contraint de la vendre (pour 920 millions d'euros) sur injonction de la Commission européenne en échange de son accord sur le plan de sauvetage du groupe. Plan qui comportait une aide importante de l'Etat et qui déplaisait particulièrement à Bruxelles, même si le ministre de l'économie de l'époque - un certain Francis Mer, ancien PDG d'Usinor - se confondait en explications politico-économiques fumeuses : "l'Etat ne vient pas au secours d'une entreprise française mais d'un grand groupe européen", "Le contribuable n'est pas lésé, parce que le contribuable est aussi un salarié ! ", Evidemment, vu ainsi... En fait, si la Commission européenne a fini par valider le plan de sauvetage français, c'est surtout parce que la faillite d'Alstom aurait laissé Siemens en situation de monopole, impensable pour Bruxelles, eu égard au dogme libéral qui l'anime !
Pour en revenir à cette cession, celle-ci est motivée par les importants besoins financiers d'Areva : 2,7 milliards d'euros étaient déjà nécessaires en juin pour financer ses investissements et on parle aujourd'hui d'un plan de développement de quelque 12 milliards d'euros ! Or, l'Etat actionnaire (à hauteur de 90 %) n'est pas enclin à donner le moindre euro à Areva, ce qui ne laisse d'autre choix que de vendre les bijoux de famille, d'autant plus que le chef de l'Etat n'a laissé que 3 semaines à Areva au mois de juin pour trouver une solution. Or, et c'est un point essentiel, T&D représente 38 % du chiffre d'affaires du groupe en 2008, soit 5 millions d'euros, et a longtemps été une de ses divisions les plus bénéficiaires ! Par conséquent, il est difficile pour Anne Lauvergeon de se séparer d'une telle pépite... même si elle pourrait en espérer entre 3,5 milliards et 4,5 milliards d'euros selon les analystes. Rappel pour mes étudiants : voici l'exemple typique d'un évaluation à plage étendue qui montre la différence entre prix et valeur d'une entreprise.
Le biais politique se retrouve ensuite dans le concept de "patriotisme économique" souvent mis en avant par un ancien Premier ministre aujourd'hui devant un tribunal. Car si d'un côté l'Etat semble prêt à de nombreux sacrifices dès qu'il s'agit de maintenir une entreprise française entre des mains françaises, de l'autre son besoin d'argent pourrait le faire réfléchir à deux fois (et oui, le budget de l'Etat risque d'avoir une mine patibulaire ces prochaines années avec les plans de sauvetage...). Ainsi, le tandem Alstom-Schneider n'est depuis quelques jours plus le mieux placé, puisqu'il envisage de dépecer T&D, ce qui aurait inévitablement un impact sur les synergies possibles et donc le résultat. Reste donc en lice les offres de l'américain General Electric, en partenariat avec le fonds CVC, et celle du japonais Westinghouse, qui contrôle un des concurrents d'Areva.
En définitive, croire - comme je l'entends souvent - que les entreprises évoluent dans un monde soumis aux seules règles de la concurrence, c'est faire preuve d'une grande naïveté ou d'une mauvaise foi caractérisée. Le récent sauvetage des banques par des fonds publics, un peu partout sur la planète, devrait convaincre le lecteur des intérêts réciproques qui lient la sphère publique à la spère privée ! Même si, dans le cas des banques, il y aurait beaucoup à dire sur la pertinence des méthodes employées et les montants engagés...