Je me suis beaucoup exprimé sur ce blog sur les questions de dettes et de déficits, expliquant que l'interprétation qui en est faite n'a souvent que peu de sens économique (en particulier, le mot faillite n'a aucun sens pour un État !). J'avais en outre expliqué que les mesures d'austérité auxquelles les bailleurs de fonds ont soumis la Grèce ne pouvaient conduire qu'à l'asphyxie de son économie... et donc à une restructuration de sa dette, c'est-à-dire un défaut plus ou moins partiel sur le remboursement, à moins de vouloir voir fleurir des troubles sociaux et politiques graves dans tout le pays ! J'aurai du reste l'occasion de détailler les tenants et aboutissants de ces plans de rigueur en Europe, dans le cadre de la conférence que j'animerai demain à l'UPT de Forbach.
Mais depuis quelques jours tous les regards sont désormais tournés vers le Nord de l'Europe où le tigre celtique semble s'être fait attrapé lors du safari des marchés financiers. Pour résumer la situation, on peut dire que l'Irlande paye les égarements de ses banques qui ont massivement joué à la spéculation immobilière, celle-ci ayant été entretenue par les possibilités d'endettement à taux très bas offertes par l'adhésion du pays à l'Union européenne et même à la zone euro : la totalité des engagements des banques irlandaises pèse actuellement plus de huit fois le PIB du pays ! Ajoutez un zeste de dumping fiscal (l'impôt sur les société étant très bas à 12,5 % contre une moyenne à 25 % au sein de l'UE) et une mauvaise régulation étatique, vous obtiendrez le cocktail explosif qui mine l'Irlande actuellement. Résultat des courses : au retournement du marché immobilier, c'est l'ensemble du système bancaire irlandais qui se retrouve quasiment au tapis !
L'État vient alors en aide à ceux qui ont mis le pays dans la crise : 46 milliards de fonds propres injectés pour soutenir les banques qui ne cessent d'annoncer des pertes records (il suffit de suivre les déboires de l'Anglo Irish Bank pour s'en convaincre), et 31 milliards d'euros d'actifs risqués ont été rachetés par l'État pour alléger leurs bilans moribonds. Et comme cela ne suffisait toujours pas, l'État leur offre dorénavant une garantie pour les émissions obligataires et de dette à court terme. Évidemment, toutes ces mesures ont eu pour conséquence de creuser de manière formidable le déficit public de l'Irlande, qui passe de 14,4 % du PIB en 2009 à 32 % en 2010... au moment où les rentrées fiscales baissent nettement du fait d'un impôt sur les sociétés très bas et de nombreuses faillites ou départs d'entreprises.
La situation économique se tend alors sérieusement les dernières semaines et les marchés financiers commencent subséquemment à s'affoler, ce qui fait monter en flèche les taux d'intérêt sur la dette irlandaise (qui atteignent 9 %, contre moins de 3 % en Allemagne !). Comme de plus, les banques irlandaises ne peuvent plus emprunter à des banques étrangères à qui elles n'inspirent plus confiance, c'est vers la Banque centrale européenne (BCE) qu'elles se retournent pour se refinancer. Cela apparaît clairement au bilan de la BCE puisque le total des emprunts contractés par les banques irlandaises auprès de BCE est passé de 119 milliards d'euros au 24 septembre à 130 milliards le 29 octobre.
Au final, l'Irlande se voit contrainte d'appeler au secours les petits camarades si longtemps nargués lorsqu'opérait encore le mirage irlandais des années 2000. C'est une aide d'environ 80-90 milliards d'euros qui devrait dès lors être fournie sur 3 ans par le Fonds européen de stabilité financière (FESF), mécanisme européen de facilité financière mis en place suite à la crise grecque. Deux tiers de l'enveloppe seront pris en charge par les Européens (qui devront donc s'endetter eux-mêmes sur les marchés financiers pour fournir cet argent qu'ils n'ont pas !), le reste par le FMI. A noter enfin que le Royaume-Uni va fournir à l'Irlande un prêt bilatéral d'environ 8 milliards d'euros, ainsi que la Suède mais pour un montant non communiqué pour l'instant. Ce sauvetage n'est bien entendu pas désintéressé puisque l'euro pâtit des soubresauts au sein des économies membres de la zone euro. De plus, faut-il rappeler que le Royaume-Uni et l'Allemagne comptent parmi les pays dont les banques sont le plus exposées aux produits financiers irlandais (obligations, actions,...) ? Comme je le disais pour la Grèce, il est triste de constater que les plans de sauvetage au sein de l'Union européenne ne sont activés que lorsqu'il s'agit d'intérêts financiers bien compris et partagés par tous...
Mais en contrepartie de cette aide, les bailleurs de fonds exigent un "programme d'ajustement" qui ressemble à s'y méprendre aux tristement célèbres plans d'ajustements structurels (PAS), expérimentés en Amérique Latine par le FMI dans les années 80 et 90, et dont le résultat fut une catastrophe économique, sociale, politique et surtout humaine ! L'idée centrale est de ramener le déficit public de 32 % du PIB cette année, à moins de 3 % en 2014, c'est-à-dire encore mieux que l'objectif que s'est fixé l'omniprésident français. Cela passera par un nouveau plan d'austérité, qui vise à économiser 15 milliards d'euros sur quatre ans (10 % du PIB) en réduisant de manière draconienne les aides et allocations, et en touchant au salaire minimum qui serait abaissé d'un euro et passerait par conséquent de 8,65 euros de l'heure à 7,65 euros.
Je reprends ici ma conclusion souvent rappelée sur ce blog : la situation est ubuesque puisque les États se sont endettés pour sauver le système financier, et aujourd'hui celui-ci leur reproche leur endettement excessif et les oblige à réduire leur déficit sur un temps bien trop court et par des plans d'austérité touchant l'ensemble de la population. Pas étonnant que le peuple irlandais, à l'image de celui de la Grèce, finisse par avoir du ressentiment envers ses dirigeants politiques accusés de mauvaise gestion et de collusion avec les banques. L'histoire irlandaise étant en quelque sorte celle de l'autonomie d'un peuple face à la grande soeur anglaise, on comprendra aisément que ces plans d'austérité (qui ne sont donc que l'autre face des plans de sauvetage...) sont vus comme une perte de souveraineté et entraînent des réactions très vives à l'instar de cette déclaration de dépendance dans le journal The Irish Examiner. Le deuxième syndicat du secteur de l'industrie, le TEEU, a même appelé à une campagne de "désobéissance civile" si le gouvernement ne démissionnait pas. Message bien reçu par le premier ministre irlandais qui a annoncé, lundi 22 novembre, qu'il dissoudrait le Parlement au début de l'année 2011, après avoir fait adopter le projet de budget qui ne manquera pas d'être très chahuté...
Il n'y a plus qu'à attendre aujourd'hui ou demain matin au plus tard le détail précis des mesures d'austérité mises en place par le gouvernement irlandais.
N.B : l'image illustrant ce billet provient du journal anglais Guardian. Dans la bulle est écrit : "c'est certain, nous sommes trop petits pour faire faillite", allusion à la célèbre théorie "too big to fail" qui considère qu'il faut toujours sauver une institution financière de la faillite lorsqu'elle menace la stabilité de tout le système. C'était la raison invoquée par les États-Unis pour abreuver de dizaines de milliards de dollars les Fannie Mae, Freddie Mac, AIG, et autres rigolos de la planète finance...