J'ai choisi de vous parler aujourd'hui d'une spécificité qui fera date dans l'histoire du capitalisme français : un patron commun pour deux entreprises géantes ! Vous avez bien entendu reconnu l'intéressé, le désormais célèbre Henri Proglio, PDG d'EDF et président non exécutif de Veolia Environnement.
Permettez-moi de formuler quelques remarques et réserves sur ce cumul de mandats. Tout d'abord, il me semblait que le travail à EDF était suffisamment conséquent pour ne pas, en plus, travailler pour une autre entreprise. Du moins, c'est ce que disait l'ancien patron d'EDF, Pierre Gadonneix... à moins que l'État n'envisage de fusionner les deux groupes, auquel cas il serait peut-être temps de l'annoncer car la stratégie d'EDF devient illisible ces derniers jours, principalement dans le nucléaire qu'Henri Proglio souhaite contrôler de bout en bout. Désormais, même les administrateurs de Veolia semblent dubitatifs sur ce rapprochement de fonctions qu'ils qualifient, à l’instar de Jean-Pierre Jouyet, président de l’Autorité des marchés financiers, de "baroque". Et dire que le MEDEF a créé une charte de la bonne gouvernance des sociétés cotées dont Laurence Parisot s'est pourtant vantée longuement...
Au niveau social, comment expliquer aux salariés des entreprises concernées (et à ceux du secteur privé en général), qu'un patron doté d'une force de travail herculéenne puisse percevoir deux salaires pour deux postes à temps plein (100 % + 100 % = 100 % ?) : celui de patron d'une entreprise publique (1,6 million d'euros par an) et celui de président non exécutif de Veolia (450 000 euros par an). Soit plus de 2 millions d'euros au total... c'est-à-dire quasiment 2 fois les émoluments Pierre Gadonneix en 2008 qui émargeait à 1,1 million d'euros ! Doit-on rappeler à Monsieur Proglio que l'on ne dirige pas une entreprise publique selon les mêmes critères de performance qu'un groupe privé ? Et surtout, doit-on lui rappeler que, s'agissant in fine de l'argent des contribuables, on ne peut comparer les échelles de rémunérations avec les sommets cupides atteints dans le privé ?
Que nous importe dans le cas présent de savoir que la rémunération moyenne des dirigeants du CAC 40 s'élevait à 3,6 millions d'euros par an en 2008 (211 fois le smic tout de même !), selon le dernier rapport de la société de conseil Proxinvest ? C'est pourtant sur cette comparaison implicite que notre ministre maître-nageur s'est appuyé pour justifier sa volte-face concernant le cumul de rémunérations : après avoir déclaré, le 25 novembre 2009, qu'il n'était "pas question de cumul de rémunérations", Christine Lagarde affirme que l'État (décidément très compréhensif) "ne souhaitait ni imposer une baisse ni tolérer une hausse de la rémunération totale d'Henri Proglio".
On peut donc affirmer que Bercy nageait en eaux troubles... Mais heureusement, notre omniprésident a obtenu que le Sieur Proglio renonce à une partie de sa rémunération, même si l'intéressé prétend avoir pris cette décision de son propre chef. Il faut dire que Nicolas Sarkozy s'apprête à débattre, lundi sur TF1, avec dix "Français qui souffrent". Vous pouvez lire ici la version Figaro de cet événement majeur de la Ve République...). Comment leur expliquer que d'un côté on stigmatise les rémunérations et en particulier les bonus des banquiers, tandis que de l'autre on accepte d'augmenter le salaire d'un PDG de 40 % avant même son entrée en fonction ? N'oublions jamais que ce genre de situations crée des précédents qui vont conduire les autres patrons d'entreprises publiques à exiger une augmentation de leurs revenus. Quoi qu'il en soit, il est parfaitement indécent d'avoir laissé s'installer la course aux échalotes dans le secteur public en plein marasme économique où près de 4 millions de travailleurs ont des difficultés d'emploi ! Pour la modération dans les dépenses publiques dont le gouvernement ne cesse de nous parler, on repassera...
N'est-ce pas la preuve éclatante que le politique est désormais inféodé à l'économie ? Il est dès lors urgent de rebâtir une véritable justice sociale où l'économie serait au service de l'Homme. Car, comme le dit Alain Supiot dans son livre L'esprit de Philadelphie : La justice sociale face au marché total, "la foi dans l'infaillibilité des marchés a remplacé la volonté de faire régner un peu de justice dans la production et la répartition des richesses à l'échelle du monde, condamnant à la paupérisation, la migration, l'exclusion ou la violence la foule immense des perdants du nouvel ordre économique mondial".