Plutôt qu'un long discours, voici une petite vidéo d'Alexandre Mirlicourtois, qui résume bien la lente - mais désormais certaine - dégradation dans tous les secteurs économiques : commerce, services et industrie.
Rien d'étonnant donc à ce que la célèbre "courbe du chômage" (cf. François Hollande en 2012) soit sur une mauvaise pente !
[ Source : Insee, enquête emploi ]
Et dire qu'il y a encore 12 mois, d'aucuns se persuadaient que nous étions arrivés au plein emploi à la faveur d'une flexibilisation à outrance du mal nommé marché du travail... Or, il ne s'agissait à l'évidence que d'un recul du chômage conjoncturel sous l'effet d'une reprise post-pandémie.
Conséquemment à tout ce qui vient d'être dit, les perspectives de croissance ne sont pas bonnes :
Les perspectives de croissance ne sont d'ailleurs bonnes nulle part au sein de l'Union européenne (UE) et, en particulier, pas en Allemagne. Notre voisin germain subit, en effet, une crise latente de son modèle productif, les moteurs de sa croissance durant deux décennies s'étant rapidement retournés sous le quadruple impact de la crise dans l'automobile thermique, de la crise énergétique (arrêt des livraisons de gaz russe), de l'inflation et d'un ralentissement de ses exportations, notamment vers la Chine. Au total, le gouvernement allemand a dû se résoudre à créer des fonds d'aide sectorielle notamment pour son industrie, artifice comptable retoqué il y a quelques jours par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe.
Dans la courte vidéo ci-dessous, Olivier Passet explique qu'il ne faut cependant pas espérer un recentrage de l'Allemagne sur le marché européen. Sa conclusion est sans appel : "Quand l'Allemagne affronte ses difficultés, c'est sur ses propres forces qu'elle mise. Quel qu'en soit le coût pour ses voisins". Cela n'est pas sans rappeler la politique de dévaluation interne compétitive menée par l'Allemagne au mitant des années 2000.
Lorsque j'ai écrit mon dernier article sur le budget 2024, je me disais qu'il semble bien loin le temps où un candidat à l'élection présidentielle avait tenté d'attirer les foules à lui en déclarant que son "véritable adversaire, c'est le monde de la finance". Ce faisant, il avait juste réussi à amplifier la confusion entre finance et financiarisation, la deuxième étant la forme parasitaire de la première, en ce qu’elle met l’ensemble des activités productives sous la coupe des puissances financières, avec la complicité active ou résignée du politique.
Tandis que les petites entreprises subissent de plein fouet l'inflation, la remontée des taux et l'essoufflement global de l'activité, les multinationales jouent de la géographie capitaliste pour tenter de s'affranchir de ces problèmes et satisfaire les exigences des investisseurs financiers. D'où la peur d'une baisse généralisée du prix des actifs, qui emporterait tout le système par le fond...
Les Bourses tiennent bon
Malgré un contexte socioéconomique et géopolitique dégradé, les marchés d'actions semblent résister envers et contre tout, des deux côtés de l'Atlantique :
Il est vrai que derrière ces tendances à la hausse sur les Bourses se cachent des facteurs puissants ayant dopé les marchés : taux d’intérêt maintenus artificiellement bas permettant d'user et d'abuser de l'effet de levier, aides publiques en tous genres face à la pandémie et maintenant l'inflation, protectionnisme plus ou moins avoué, liquidité disponible à foison, partage de la valeur produite longtemps défavorable aux salariés, etc.
Tant et si bien que les Bourses s'apparentent de plus en plus à des marchés de "faux droits" (ou droits fictifs) pour parler comme Jacques Rueff, dont de grands acteurs tiennent à eux seuls les cordons ! Et quand tout va mal, notamment dans le monde bancaire, ils peuvent compter sur le soutien indéfectible de l'État et de la Banque centrale, qui craignent par-dessus tout les conséquences de la chute des cours dans un monde financiarisé. Or, dans un système capitaliste, les crises sont précisément les événements qui permettent d'effacer ces droits fictifs et donc d'assainir les marchés. Ne pas vouloir l'admettre ou s'opposer à ce mécanisme, c'est donc prendre le risque d'une catastrophe systémique majeure sur les marchés...
L'immobilier dans l'expectative
Les facteurs ayant conduit à la hausse des cours boursiers sont aussi à l’œuvre dans l'immobilier, à tel point que malgré les hausses de taux sur les prêts, le marché de l'immobilier ploie, mais ne rompt pas... pour l'instant ! Néanmoins, les célèbres courbes de Friggit nous montrent bien que le principal problème avec les actifs immobiliers est que leurs prix se sont déconnectés des revenus des ménages :
Bref, comme l'explique avec brio Olivier Passet dans la courte vidéo ci-dessous, plutôt que d'assainir les marchés pour le bien du plus grand nombre, les uns et les autres s'entendent pour maintenir le niveau des prix des actifs, quel qu'en soit le coût. Or, "les prix d’actifs surévalués bénéficient à peu et demandent l’effort de tous" :
Impossible de passer à côté de cette information économique, qui a fait la une avec le prix des carburants : après des mois de discussions, palabres et tergiversations, le gouvernement vient de rendre public son projet de loi de finances (PLF) pour 2024. PLF ? C'est le nom technique du budget de l'État selon la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001, qui a réformé l'ordonnance du 2 janvier 1959. C'est surtout la volonté du législateur de tendre vers un modèle managérial (New Public Management) fondé sur une logique de performance comme pour les entreprises privées. Dès lors, exit les questions de moyens, bienvenues aux missions, programmes et actions...
Le fonctionnement du budget de l'État
Quoi de mieux qu'une petite vidéo pour résumer à grands traits le fonctionnement du budget de l'État ?
Les missions du budget
Voici ci-dessous les 32 missions du PLF 2024 avec le montant alloué à chacune d'elles :
Il n'est pas question ici de détailler par le menu la totalité des dépenses et recettes, mais juste de comprendre les arbitrages rendus. L'infographie ci-dessous résume les principaux chiffres à retenir :
Il ne faudrait cependant pas en déduire qu'il s'agit là d'un budget de relance, d'autant que l'inflation est passée par là. Ce serait un monumental contresens au vu des "économies" (terme politiquement correct pour désigner des coupes dans les dépenses) qui étaient à l'origine envisagées et que le contexte social explosif a modérées. Alors qu'il était question de quelque 25 milliards d'euros de baisses de dépenses, il n'en reste en fin de compte plus que 16 et, encore, il s'agit essentiellement de la non-reconduction des dispositifs de crise (bouclier tarifaire sur le gaz et l’électricité, aides aux entreprises énergivores) :
Au total, selon le PLF 2024, ce sont 511,6 milliards d’euros de dépenses nettes qui seront financées par seulement 372,1 milliards d’euros de recettes nettes :
Autrement dit, le budget 2024 affiche un déficit budgétaire de 144,5 milliards d'euros ! Et si l’on élargit au solde public, qui inclut les dépenses et recettes de toutes les administrations (État, collectivités, Sécurité sociale et administrations publiques diverses), il s'agit là encore d'un déficit (public) :
4,4 % en 2024 contre 4,9 % en 2023, c'est toujours encore très loin du plafond fatidique des 3 % qui obnubile le gouvernement et la Commission européenne. La menace d’une procédure pour déficit excessif de la part de la Commission européenne plane donc toujours au-dessus de la France, même si le carcan budgétaire européen s'est provisoirement relâché depuis la pandémie…
La dette publique
Quant à la dette publique, son niveau atteindrait 109,7 % du PIB en 2024 (notez la précision...), au moment même où les taux d'intérêt sont repartis à la hausse comme le montre le graphique ci-dessous (taux des OAT à 10 ans):
Heureusement que la maturité moyenne de la dette publique de l'État français est assez élevée (environ 8 ans), ce qui n'oblige pas à un renouvellement trop rapide en cette période de taux élevés. Mais la tendance n'est pas bonne, surtout si l'endettement public ne sert pas à préparer l'avenir de la société française (transition écologique, changement de régime d'accumulation, rénovation immobilière...).
Enfin, que dire des hypothèses retenues par le gouvernement pour construire ce budget, hypothèses que le Haut Conseil des finances publiques a qualifiées "d'optimistes" ? La ficelle est grosse, mais fonctionne toujours : embellir le budget sur le versant des recettes (augmentation des rentrées fiscales de 4 % sans hausse de la pression fiscale, à la faveur d'une hypothèse de croissance très optimiste et de l'inflation), pour ne pas avoir à mécontenter trop de monde sur le versant opposé des dépenses. Bref, les ajustements sont repoussés à 2025 en espérant qu'il n'y ait aucune autre crise d’ici là...
S'il est un sujet susceptible de mobiliser toutes les rédactions de France et de Navarre, c'est bien le prix des carburants. Outre que l'omniprésence de ce débat rappelle de manière flagrante notre dépendance au pétrole (d'où une balance commerciale énergétique très déficitaire), il s'accompagne aussi trop souvent d'un populisme sans borne. Il m'a donc semblé utile de donner quelques éléments de réflexion sur cette problématique, qui au fond nous touche tous.
Évolution des prix des carburants
Le graphique ci-dessous en dit plus long sur l'évolution des prix des carburants que cent mots :
Mais avant de se demander s'il est possible de faire baisser ces prix, encore faut-il comprendre comment ils se forment...
De quoi dépendent les prix des carburants ?
Là encore, résumons sur la figure suivante les principaux facteurs qui influent sur le prix à la pompe :
Or, c'est peu dire que le cours du baril n'est pas bien orienté, ce qui constitue du reste la première explication à la hausse actuelle des carburants. L'on note également une hausse de la marge de raffinage, qui correspond en gros à l'écart entre le prix des produits raffinés et le cours du pétrole brut. Quant à la marge brute de distribution, qui sert aux distributeurs à couvrir certains coûts (transport, stockage…) et se calcule comme la différence entre le prix hors taxe des carburants à la pompe et les prix sortis des raffineries, elle est décriée notamment par l'association de consommateurs CLCV qui note un tassement, mais pas encore un retour à "la fourchette normale".
Reste donc les taxes, très lourdes sur les carburants, qui servent autant à garnir le budget de l'État, qu'à orienter les choix de carburants des consommateurs (pensez à l'évolution des taxes sur le diesel considéré comme plus polluant) et même à modifier les comportements de ces derniers (la crise des gilets jaunes a commencé avec la taxation du carbone) :
Cette question léninienne est redoutable, car, à court terme, il n'y a pas grand-chose d'intelligent et peu coûteux à faire... À part peut-être taxer les différents maillons de la chaîne de valeur du pétrole (comme l'ont fait d'autres pays et comme le fera probablement à le faire le gouvernement français pour boucler son budget 2024), lorsque les entreprises du secteur font des profits exceptionnels liés à l'augmentation du baril. Or, actuellement, ce dernier est reparti à la hausse sous la pression d'une réduction de l'offre orchestrée par l'Arabie Saoudite, la Russie et leurs partenaires de l'OPEP+.
Autrement dit, pour l'essentiel, le prix des carburants dépend de paramètres sur lesquels l'État n'a que peu d'emprise. Cela n'empêche pas la multiplication des déclarations populistes, les uns accusant l'État de s'enrichir sur le dos du consommateur quand les prix du pétrole augmentent (partiellement faux puisque la TICPE étant perçue sur les volumes, une forte hausse du prix de l'essence réduira la consommation de carburants, donc les recettes de TICPE), les autres appelant au boycott des stations-service (comment réussir cela dans un monde dépendant au pétrole ?).
Pis, il n'est même pas certain que des baisses de taxes profiteraient exclusivement aux ménages, toute la chaîne en amont pouvant assez facilement capter une partie de cette ristourne fiscale. Une telle mesure serait donc susceptible de faire grossir les profits des intermédiaires sans baisse importante du prix TTC à la pompe, le tout avec un coût faramineux pour l'État. L'échec de la TIPP flottante mise en place par le gouvernement de Lionel Jospin en 2000 est là pour nous le rappeler... Le risque est alors grand que l'exécutif saisissent cette baisse de recettes comme prétexte pour couper de façon encore plus draconienne dans les dépenses publiques. Dans ce cas, les ménages auraient perdu sur tous les fronts !
Quant à la lumineuse idée de laisser la grande distribution vendre du carburant à perte, elle constitue à l'évidence une action désespérée du politique pour tenter de calmer un peuple en ébullition. En effet, comment croire un instant que la vente à perte - pourtant interdite par une loi de 1963 - puisse conduire à une baisse massive et durable du prix des carburants ? Les déclarations d'Olivier Véran et du député Renaissance Pieyre-Alexandre Anglade sur une baisse de près de 50 centimes par litre relèvent soit de la démagogie soit de l'incantation !
En raisonnant par l'absurde, nous pourrions dire que si cela se vérifiait, alors la grande distribution verrait ses pertes s'accumuler sur les carburants. Or, comme dans un système capitaliste, une entreprise se doit de faire du profit, les enseignes n'auraient d'autre choix que d'augmenter leurs prix en rayon pour compenser, au moment même où le gouvernement leur enjoint à faire un effort sur les prix alimentaires. CQFD ! Lors de leur audition à l’Assemblée nationale, Carrefour, Super U, Intermarché et Leclerc ont d'ailleurs confirmé qu'ils ne s'engageraient pas dans cette voie qui, de surcroît, leur aurait mis les autres distributeurs indépendants de carburants sur le dos...
Bref, la question des prix des carburants, et plus généralement de l'énergie, sera encore d'actualité (hélas) pour un bon moment en France ! La preuve : dans son allocution à la télévision, Emmanuel Macron vient d'annoncer une nouvelle indemnité carburant pour "les Français qui travaillent et qui ont besoin de rouler". Et Élisabeth Borne va recevoir les acteurs du secteur pétrolier avec l'espoir que les raffineurs baisseront leurs marges et que les distributeurs vendront à prix coûtant. Il est vrai que l'espoir fait vivre...
J'ai le grand plaisir de vous annoncer la parution aux Éditions et Presses universitaires de Reims (EPURE) de l’ouvrage collectif de recherche Innovations sociales - Leviers pour une transition sociale, économique et environnementale, que j'ai coordonné par avec mes deux collègues chercheurs et amies, Anne Carbonnel et Delphine Wannenmacher.
Au croisement d’approches conceptuelles et empiriques, cet ouvrage contribue à éclairer la notion d’innovation sociale à partir d’enjeux et de terrains diversifiés. En neuf chapitres, il invite à des incursions à l’intérieur des organisations comme à l’interface de plusieurs organisations d’un même territoire, pour y découvrir des leviers d’innovations sociales pour une transition économique, sociale, solidaire et environnementale.
L'été est toujours pour moi une période d'otium, surtout après cette année extrêmement chargée en matière de recherche universitaire. J'en profite donc pour m'aventurer sur d'autres chemins intellectuels. Cette année, ma route a recroisé le marketing, mercatique en bon français, que j'avais étudié dans une précédente vie. C'est pourquoi après mon billet sur le rapport coûts-bénéfices de l'organisation des Jeux olympiques, il m'a semblé intéressant d'évoquer à grands traits le marketing, que l'on retrouve bien sûr dans l'organisation des compétitions sportives, mais également en politique...
Qu'est-ce que le marketing ?
Le marketing part de l'idée qu'il faut s'intéresser en premier lieu aux attentes des clients pour obtenir des débouchés aux productions industrielles, ce qui contrevient en apparence à la loi de Say, selon laquelle l’offre crée toujours sa propre demande dans la mesure où la production se transforme en revenus, qui soutiennent la demande.
Souvent présenté un peu trop facilement comme un ensemble de techniques de vente, le marketing s'appuie sur une démarche (appelé parfois marketing management) permettant de segmenter un marché, de cibler des consommateurs et de positionner le produit, afin de capturer de la valeur sur un marché existant ou même de créer un nouveau marché. Pour ce faire, il sera mis en place un marketing mix - proposer le bon produit au bon endroit, au bon moment, au bon prix - avec une stratégie pour chacune des composantes du mix (historiquement 4P, mais 7P depuis 2009) :
Notons que l'on distingue, en général, le marketing de l'offre, qui consiste à placer sur le marché une production existante, et le marketing de la demande, dont l'objet est d'élaborer une offre répondant aux attentes d'un marché cible de consommateurs. Certains veulent dès lors voir dans le marketing un moyen d'augmenter la liberté des individus sur le marché à travers un plus grand choix de marchandises, tandis que d'autres pensent que réduire la liberté au seul choix (plus ou moins subtilement orienté) du consommateur est la négation même de la liberté.
Besoins et désirs
Contrairement à ce qu'écrivent souvent certains économistes et sociologues, les besoins humains ne sont pas infinis. Virginia Henderson, infirmière américaine (1897-1996), en avait répertorié 14 qu'elle qualifiait de fondamentaux :
Le lecteur intéressé pourra également se reporter aux écrits de Vance Packard dans le contexte américain des années 50 à 80.
Dans une approche lacanienne, c'est donc le désir qui est infini et qui fait l'objet de toutes les attentions du marketing. Lorsque les ménages ont de quoi se payer correctement les biens et services de leur vie quotidienne, alors il devient possible de leur faire miroiter le plaisir (sic) de consommer des produits (et services) auxquels ils n'auraient parfois même pas pensé tant leur utilité reste à démontrer... par le marketing justement !
Pour ce faire, le marketing va donner des composantes culturelles et sociales (voire politiques) à un produit, afin qu'il soit pensé comme consommable. C'est ainsi qu'une simple bouteille d'eau minérale, présentée avec une certaine marque, un certain package et associée à une certaine image positive, va se retrouver désirée alors qu'au fond il ne s'agit que de flotte disponible en très grande quantité en ouvrant un robinet... Dans le jargon, l'on dit que le produit devient catégorisable, c'est-à-dire perçu comme une catégorie compréhensible par le consommateur.
Les trois dimensions de l'attitude du consommateur
On l'aura compris, le marketing va chercher à orienter l'attitude des consommateurs face à un produit (ou une marque), attitude que l'on peut définir comme l'ensemble des croyances (telle marque est un gage de qualité, porter des sneakers fait de vous une personne cool...), valeurs et autres facteurs permettant à l'individu d'évaluer personnellement le produit. Il est d'usage de distinguer trois dimensions de l’attitude :
* la dimension cognitive relative aux connaissances objectives ou supposées telles de l'individu sur le produit ;
* la dimension affective qui fait référence à tous les sentiments ressentis envers le produit ;
* la dimension conative qui est liée aux intentions d'actions à l’égard du produit (l'acheter certes, mais aussi tout simplement l'essayer comme certains matelas qui vous offrent des "nuits d'essai").
Attitude du consommateur et comportement d'achat
Longtemps, les étudiants d'écoles de commerce (et d’ingénieur dont je suis) apprenaient que l’attitude conditionne le comportement du consommateur. D'où la volonté du marketing de transformer l'attitude en cherchant à modifier le système de croyances et de valeurs des individus, puis à le stabiliser une fois obtenus les effets souhaités sur le comportement d'achat. Le marketing est donc bien, en ce sens, une machine (broyeuse ?) idéologique soutenue historiquement par un bras armé, la publicité, et depuis quelques années par les influenceurs du monde numérique à qui les consommateurs prêtent trop souvent crédit, persuadés que leur message est avant tout informatif (stratégie d'horizontalité de la communication, fondée sur la proximité sociale).
Jean Baudrillard, auteur du célèbre livre La société de consommation, définissait ainsi la publicité : "Ce que nous vivons, c’est l’absorption de tous les modes d’expression virtuels dans celui de la publicité. Toutes les formes culturelles originales, tous les langages déterminés s’absorbent dans celui-ci parce qu’il est sans profondeur, instantané et instantanément oublié. Triomphe de la forme superficielle, plus petit commun dénominateur de toutes significations, degré zéro du sens, triomphe de l’entropie sur tous les tropes possibles. Forme la plus basse de l’énergie du signe.". Rien à ajouter.
Bref, le marketing va chercher à placer durablement le produit ou la marque dans l'esprit du consommateur (pénétration culturelle et individuelle dans le jargon) en jouant sur des variables de contenu et d'expression. Ainsi, dans le cas d'une marque, ce processus de positionnement assure que face aux limites de l'esprit humain en matière de comparaison, le consommateur ira plus volontiers vers une marque connue (gain de temps et d'énergie) marquée dans son esprit. Pour le célèbre psychologue Daniel Kahneman, ce processus fait partie des heuristiques, i.e. toutes ces aides permettant à l'individu de trouver des réponses adéquates à des problèmes parfois difficiles. Et pour tuer la concurrence dans l’œuf, le marketing sait qu'il peut s'appuyer sur l’obsolescence des styles et des produits, quitte à donner un petit coup de main au marché en créant des effets de mode ou des produits à obsolescence programmée, voire des innovations disruptives !
Le prix du marché ?
Après tout cela, le lecteur aura compris que le prix est loin d'être fixé par l'ajustement de l'offre et de la demande sur un marché, mais par de véritables stratégies liées aux comportements d'achat (sensibilité au prix, priorité d'achat en fonction du pouvoir d'achat, goûts...) des consommateurs : prix d'écrémage pour réaliser une grande marge, prix de pénétration pour faire du volume.
Mais, au-delà de cette distinction simpliste, il y a le plus souvent modulation du prix en fonction des segments de clientèle (pensez aux voitures, qui s'adressent à des groupes de clients clairement différents...), différentiel de prix parfois justifié par une offre réputée "premium", qui ajoute des fonctions parfois totalement inutiles dans la vraie vie, mais ô combien symboliques pour le consommateur... Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, dans leur livre La France sous nos yeux, ont d'ailleurs rédigé un très intéressant chapitre intitulé "La démoyennisation par le haut : la premiumisation des vacances".
Quoi qu'il en soit, à rebours de l'explication fournie par la théorie dominante en économie concernant la fixation des prix sur un marché, le marketing cherche à fixer le prix en partant du consommateur (prix d'acceptation) et non des coûts de production, quitte à lui faire avaler des couleuvres pour qu'il accepte de payer le prix cible.
La société du spectacle
Nous voilà arrivés au nirvana de la société du spectacle, livre de Guy Debord qui ne concerne pas le pain et les jeux de cirque, comme le croient trop souvent ceux qui ne l'ont pas lu, mais la domination de la marchandise sur nos vies dans le monde capitaliste : "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles" (parallèle évident avec l’œuvre de Marx sur le fétichisme de la marchandise). Beaucoup plus loin dans son livre, Guy Debord précisera que "le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images". À l'ère de TikTok et de ses influenceurs, l'on ne saurait mieux dire...
La résistance à cette idéologie tient au fait que le lien entre attitude et comportement d'achat n'est pas aussi univoque, l'être humain se caractérisant d'abord par le libre arbitre, pour peu que sa capacité de réflexion soit un minimum entraînée. Cette dernière phrase peut trouver à s'appliquer en politique, où le marketing tient un rôle considérable dans la démocratie d'opinion ("doxocratie" selon Jacques Julliard). Il ne faut jamais oublier que les spécialistes du marketing, dans le commerce ou en politique, sont avant tout des manipulateurs de symboles, qui vont chercher à vous faire croire que le produit à une plus grande valeur qu'il n'en a réellement.
Hélas, ce n'est souvent qu'après l'achat que vous commencez à remarquer le peu de valeur réel d'un produit, phénomène appelé dissonance cognitive depuis les travaux de Leon Festinger. Mais alors qu'au bazar (en ligne ou non) vous pouvez toujours tenter de vous faire rembourser, en politique vous en prenez pour quelques années, sans réel espoir de pouvoir vous en débarrasser avant que le produit ne soit périmé pour de bon... Conclusion un peu brutale, j'en conviens.
Ce début d'été se caractérise déjà par une hausse des températures du climat (social). Pour moi, une année universitaire particulièrement dense touche à sa fin. Je me rendrai encore au colloque de l'association française d'économie politique (AFEP) à Paris pour terminer en beauté et y présenter un article coécrit sur les cryptoactifs. Mais avant de prendre mes quartiers d'été (en fait juste un peu de repos chez moi...), j'ai souhaité écrire quelques lignes sur un sujet qui ne manquera pas de faire réagir dans les mois à venir : le rapport coûts-bénéfices de l'organisation des Jeux olympiques.
Analyse économique
Outre des objectifs de reconnaissance internationale, de réélection pour les gouvernants et tout simplement de prestige, l'organisation des Jeux olympiques est souvent présentée comme favorable aux retombées économiques nationales. Pour en donner une mesure, deux types d'analyse peuvent être mis en œuvre, l'une comme l'autre présentant des difficultés méthodologiques :
* l'analyse coûts/bénéfices, qui compare (avant ou après les Jeux) la valeur monétaire des coûts et des bénéfices attendus, étant entendu que si les seconds sont supérieurs aux premiers, alors l'organisation des Jeux est réputée rentable pour le pays ;
* l'analyse d'impact économique, qui consiste à se demander quelles sont les retombées économiques monétaires (conséquences sur l'emploi, supplément de revenu généré, développement économique local) de l’organisation des Jeux pour le pays.
La malédiction du vainqueur
Le lecteur l'aura compris, les pays qui déposent leur candidature ont tendance à surestimer l'impact économique ou les bénéfices par rapport aux coûts, quitte à revoir leur copie une fois l'événement terminé... Autrement dit, comme le montre très bien cet article, les coûts sont souvent bien plus élevés qu'anticipés et dépassent presque toujours les retombées économiques. Tant et si bien qu'il est convenu dans la littérature académique de parler de la « malédiction du vainqueur » pour le pays organisateur.
Pourtant, il se trouve toujours des pays pour organiser de tels événements sportifs, ce qui démontre que le calcul économique doit être élargi en intégrant les coûts et bénéfices sociaux. Mais comment intégrer le sentiment de bonheur, la concorde nationale ou l'engouement pour le sport dans le calcul des bénéfices ? Et comment chiffrer, à court et moyen terme, les changements (transferts) de population d'un quartier à l'autre - accentués par le phénomène Airbnb -, si l'on considère qu'il s'agit en effet d'un coût pour certains d'entre eux ? Bref, l'organisation d'un tel événement sportif coûte assurément très cher et les retombées sont difficiles à évaluer.
Avec le retour des beaux jours, et un thermomètre qui s'affole et devrait nous affoler sur la réalité du changement climatique, plus rien ne semble avoir d'importance en dehors des vacances. Ainsi, de nombreux sujets épineux sont renvoyés au diable Vauvert ou sine die, ce qui revient à détourner le regard lorsque la maison brûle... La question des taux d'intérêt en est un exemple, dans la mesure où elle a été reléguée au second plan après l'inflation, alors que les deux sont intimement liés et porteurs de graves désordres. C'est ce que j'explique dans l'un des chapitres de mon nouveau livre paru aux éditions Ellipses, Les grands mécanismes de l'économie en clair (3e édition, revue et augmentée).
Assurément, il ne sera pas possible d'escamoter très longtemps ces problématiques majeures pour l'économie, même si la période de taux d'intérêt très bas traversée par la zone euro pendant près d'une décennie a donné l'illusion d'un monde où l'argent est gratuit... C'est pourquoi, après un billet sur les communautés qui cherchent à vivre sans argent, je souhaitais aborder la remontée des taux d'intérêt et ses conséquences sur l'économie.
Taux d'intérêt très bas
Le retour de l'inflation a marqué la fin de la période de taux d'intérêt très bas, voire nuls ou négatifs. Parmi les conséquences d'un loyer aussi faible de l'argent prêté, l'on peut citer :
Or, à bien y regarder, ce n'est pas tant l'investissement qui a été favorisé par les taux d'intérêt très bas, mais plutôt un comportement de sur-rémunération du capital. En effet, l’effet de levier, lié au fait que les taux d'intérêt sur la dette sont inférieurs au rendement du capital, a artificiellement dopé la rentabilité des fonds propres des entreprises, alors même que la croissance est globalement atone en France. L'allègement des charges d’intérêt y a également contribué sans compression excessive de la rémunération salariale, d'autant que l'inflation permettait à certaines entreprises d'augmenter leurs prix pour conserver ou augmenter leur marge. Les salariés ont d'ailleurs pu accéder plus facilement à l'endettement, ce qui ne présume en rien de la qualité de leurs achats et investissements.
L'un dans l'autre, les profits engrangés par les grands groupes cotés ont été impressionnants, tant et si bien qu'ils ont préféré utiliser ces profits pour racheter leurs concurrents (concentration défavorable à la baisse de l'inflation) et surtout pour racheter leurs propres actions, ce qui augmente les sommes déjà croissantes versées aux actionnaires sous forme de dividendes. Résultat des courses : les sociétés du CAC 40 ont distribué un montant record à leurs actionnaires en 2022 (80,1 milliards d'euros), en dividendes ou rachats d'actions, alors que le capital productif reste à la traîne. Une telle conclusion est à mettre en regard avec le déficit de la balance commerciale.
Taux d'intérêt très bas et État
Enfin, les taux d'intérêt très bas ont grandement facilité l'endettement de l'État qui, en France, a mené une politique de l'offre caractérisée par la poursuite des réductions de prélèvements obligatoires sur les entreprises et des subvention aux bas salaires, comme le montre avec brio Anne-Laure Delatte. Non seulement une telle politique coûte horriblement cher aux finances publiques, notamment lorsque le SMIC augmente en raison de l'inflation, mais elle pèse aussi sur la productivité globale dans la mesure où les emplois subventionnés (cotisations quasi nulles au niveau du SMIC) se situent souvent dans les services peu productifs. Et pour éviter la grogne sociale, l'État s'endette alors une nouvelle fois pour soutenir le pouvoir d'achat des ménages face aux hausses de prix, tout en se privant de recettes puisque la fiscalité des ménages est abaissée.
Bref, avec un brin de provocation, nous pouvons dire que l'État français semble avoir abandonné l'investissement au profit d'une simple politique de transfert anti-explosion sociale. Rien d'étonnant donc à ce que les mauvaises langues qualifient le gouvernement de "gestionnaire deFrance S.A.", puisque toutes les réformes semblent avoir pour objectif la réduction des dépenses publiques concomitamment à une baisse des recettes fiscales. Le pire est sans doute que sondage après sondage, l'on voit que les priorités suivies par le gouvernement ne sont pas celles souhaitées par les Français. Ainsi, à force d'évoquer la réforme des retraites, qui a épuisé le débat politique dans le pays pendant des mois, il n'a plus été question des investissements d'avenir, du système de santé en lambeau, de l'avenir de l'école, etc.
La remontée des taux d'intérêt
Avec le retour de l'inflation dans la zone euro, certes plus limitée en France à la faveur des nombreuses aides de l'État dont le coût est devenu faramineux tant les mesures étaient indifférenciées, les taux d'intérêt se sont très vite remis à la hausse :
La politique monétaire a alors été durcie par la BCE, le taux des opérations principales de refinancement passant à 3,75 % le 10 mai 2023, puis à 4 % dès le 21 juin, la Banque centrale étant toujours persuadée qu'il suffit d'augmenter les taux d'intérêt directeurs pour éradiquer l'inflation :
Pourtant, l'inflation semble s'être installée pour de bon (faisant des gagnants et des perdants) et la hausse initiale des prix de l'énergie s'est désormais répercutée dans les prix des autres produits du panier de la ménagère, dont l'alimentation. Le risque est alors grand que les considérations de qualité alimentaire soient reléguées au second plan, tout comme celles de transition écologique/énergétique.
J'invite maintenant le lecteur à imaginer les conséquences du retournement de tous les mécanismes évoqués ci-dessus, lorsque les taux d'intérêt augmentent. Pour les obligations d'État, cela renchérit en effet progressivement le service de la dette de l'État. Mais comme les entreprises (et les banques) ont placé leur argent sur de tels actifs, elles se retrouvent de facto avec des moins-values en portefeuille : c'est le mécanisme de la faillite de la banque SVB aux États-Unis ! Quant au profit des entreprises, lié à l'effet de levier et à l'allègement des charges d’intérêt, il est fort probable qu'il subira l'impact de la hausse des taux d'intérêt. Il y a donc fort à parier que la rémunération salariale en fera les frais... Et plus généralement, il faut s'interroger sur le risque de faillite des emprunteurs, qui se sont parfois pris à rêver d'un monde sans risque et sans coût, portés en cela par un sentiment de sécurité procédant de l'argent gratuit.
À n'en pas douter, le rêve d'une société capitaliste fondée sur l'argent sans coût est une chimère, certes entretenue par les Banques centrales elles-mêmes, mais dont il faudra très prochainement payer le prix !
Après mon article sur la dette publique, dans lequel j'ai évoqué la question de sa soutenabilité, je souhaiterais évoquer aujourd'hui les personnes qui ont choisi de vivre sans monnaie, organisées ou non en communauté. Il n'est pas question de faire un long traité, mais juste de fournir quelques éléments de réflexion et références bibliographiques pour ceux qui désireraient approfondir le sujet.
Une vie sans monnaie
L'expérience la plus aboutie d'une (période de) vie sans monnaie est probablement celle de Mark Boyle, qui a tenté de se reconnecter à la nature en trouvant "des moyens ingénieux pour se débarrasser de ses factures et s’épanouir dans la gratuite". À tel point que son livre, L'Homme sans argent, dont la lecture ne peut laisser de marbre même si l'on n'adhère pas à ses idées, est très vite devenu un hymne à la décroissance et à la lutte contre le système capitaliste :
De l'utopie littéraire à la communauté sans monnaie
L'histoire fourmille de personnes qui ont décidé de vivre ensemble suivant leurs valeurs en s'affranchissant de toute monnaie. Ces communautés ont parfois fait l'objet de récits plus ou moins utopiques, à l'instar de l'Utopie de Thomas More (publiée en 1516) qui se veut une société idéale (très utopique pour le coup) fondée hors de l'ordre marchand et sur la propriété collective des moyens de production.
Beaucoup moins utopique, car mise en œuvre aux alentours de 1850 aux États-Unis (à Nauvoo dans l’Illinois), le Voyage en Icarie est un essai publié en 1840 par Étienne Cabet, qui décrit une cité idéale nommée Icarie, fonctionnant sur des principes égalitaires, où le travail est obligatoire, mais sans monnaie et sans propriété privée.
J'avais évoqué dans cet article l'origine la vision alternative de la société développée par Robert Owen au XIXe siècle, qui le conduisit à acquérir, en 1824, 20 000 arpents (vergers, vignobles, terres arables...) et une petite colonie de peuplement dans l'Indiana, composée de nombreuses infrastructures (moulins, usine textile, tannerie...), qui deviendra la communauté autonome de New Harmony. Régis par une Charte de la communauté égalitaire de New Harmony, tous les membres devaient être vus comme appartenant à une même famille - ce qui fait référence à la communauté telle que définie sociologiquement par Tönnies -, qui vivraient sur un pied d'égalité en matière de nourriture, d'éducation, de logement, etc.
En sociologie, l'on appelle communauté intentionnelle un ensemble de personnes ayant choisi de vivre ensemble à un endroit donné, suivant une organisation définie. De nos jours, il est d'usage de classer ces communautés intentionnelles en plusieurs catégories, dont voici selon moi les quatre principales :
Le célèbre récit utopique de B.F. Skinner Walden Two paru en 1948 (le titre de l'ouvrage est un clin d'oeil évident au récit Walden d'Henry David Thoreau), aura assurément servi de fondement à nombre de ces communautés intentionnelles :
La communauté imaginée dans Walden two fonctionne suivant les principes de la psychologie du béhaviorisme (comportementalisme en bon français) et se veut une communauté non-autarcique fondée sur le partage communautaire sans monnaie. Le sociologue Michel Lallement a d'ailleurs étudié la communauté intentionnelle de Twin Oaks, fondée en 1967 en Virginie sur les idées de Skinner. Souvent perçue comme un écovillage en raison de sa promotion d'un mode de vie écologique, cette communauté a depuis pris ses distances avec les idées développées par Skinner, mais reste un terrain d'étude passionnant.
Dans un entretien publié, Michel Lallement montre que très souvent ces communautés intentionnelles cherchent à extirper "la logique marchande, l’argent des rapports ordinaires qui structurent le travail" (p.113) notamment en organisant des échanges de biens courants entre membres (vêtements...), mais que des exceptions existent afin que chacun puisse "acheter ce que la communauté ne fournit pas" (ibid.).
Indubitablement, la volonté de certaines communautés de s'affranchir de l'usage monétaire interroge. Souvent la monnaie est perçue par les membres comme l'outil utilisé par la société capitaliste pour exploiter les ressources naturelles et humaines. Chemin faisant, l'on retrouve une vision qui fit florès au XIXe siècle d'une monnaie corruptrice de toutes les valeurs (Marx, Weber...). C'est pourquoi, encore de nos jours - et peut-être surtout de nos jours, au vu de l'impasse écologique, économique et humaine dans laquelle le modèle capitaliste se trouve -, des personnes cherchent à promouvoir un monde sans monnaie. C'est le cas de Mocica, dont j'avais rencontré le fondateur, qui pense qu'une "société réorganisée sans argent résoudrait la plupart des problèmes de l’humanité", de l'Après monnaie, de la Désargence... Nombre de ces collectifs œuvrant pour une société sans argent (ni troc, ni échange !) sont d'ailleurs regroupés sur la plateforme Civilisation sans argent.
Pourtant, l'école française de l'institutionnalisme monétaire a montré avec brio que la monnaie tient un rôle central dans la constitution et la pérennisation d'une communauté ou d'une société, dans la mesure où "dans la monnaie, c’est la société en tant qu’entité autonome qui se fait connaître" (Aglietta et Orléan, 2002, p. 99). Autrement dit, la monnaie médiatise l’appartenance au collectif et précisément à une communauté de valeurs qui se crée à la faveur de la monnaie. C'est l'exemple des monnaies locales complémentaires... Bref, la monnaie est un "fait social total" au sens de Mauss (1968), i.e. qu'elle est susceptible de mettre en mouvement la totalité de la société et de ses institutions.
Rien d'étonnant donc à ce que les questions qu'elle soulève soient aussi nombreuses que ses contestations !
Entre vie chère, salaires à la traîne et marchés financiers en souvent en ébullition, je m'étais demandé dans un précédent billet si l’atterrissage économique pouvait encore se faire en douceur. Ce d'autant plus que de nombreux pays se lancent désormais dans une course aux réformes structurelles (exemple de la réforme des retraites en France) dans l'espoir de renouer avec les gains de productivité, quitte à appliquer pour ce faire des potions amères et aux résultats bien incertains. L'une d'entre consiste à baisser de manière indifférenciée les dépenses publiques, dans le but de réduire concomitamment les impôts prélevés pour les financer.
Or, comme je l'ai expliqué dans ce billet, ce théorème (sic) de Schmidt fait partie de tous ces concepts "zombis". Exit donc les véritables questions sur la nature, le montant et l'efficacité des dépenses publiques - au moment où le gouvernement lance son opération transparence sur les impôts ("En avoir pour mes impôts", sic)... Pour autant, le gouvernement ne semble pas pouvoir sortir de sa politique de "quoi qu'il en coûte", qui coûte néanmoins "un pognon de dingue" !
Voici le niveau atteint par la dette publique au sein de l'UE :
[ Source : Eurostat ]
Beaucoup plus intéressant, son évolution sur un an, qui laisse à penser que les choses s'améliorent :
[ Source : Eurostat ]
Par rapport au quatrième trimestre 2021, la grande majorité des États membres ont enregistré une baisse de leur taux d'endettement public, à la faveur notamment d'un taux d'inflation élevé !
Taux d'intérêt nominaux en hausse
Depuis le début de l'année 2022, les taux d'intérêt se sont remis à grimper et ils devraient encore monter en raison de la politique monétaire restrictive menée par les Banques centrales des deux côtés de l'Atlantique :
[ Source : Banque de France ]
Les taux d'intérêt des obligations d'État dépendront aussi de la résultante de la vente de titres par la BCE (quantitative tightening) et de la hausse des émissions par les États. Si la hausse qui en découle est trop forte, la zone euro se dirigera vers une crise obligataire comme le démontrent les faillites bancaires aux États-Unis.
Soutenabilité de la dette publique
Pour l'instant, comme le taux d'inflation est bien plus élevé que les taux d'intérêt nominaux, les taux d'intérêt réels demeurent négatifs. Cette configuration est favorable à court terme aux pays débiteurs, mais en même temps elle peut devenir un pousse-au-crime... En France, le "bouclier tarifaire" s'adresse ainsi indistinctement aux plus modestes comme aux plus riches en France, avec un coût énorme pour le budget de l'État.
Fondamentalement, la dynamique de la dette publique dépend de son niveau et du différentiel (taux d'intérêt réel - taux de croissance). Et c'est peu dire que les dernières années, les États ont pu profiter de la politique ultra-expansionniste menée par la BCE, qui s'était traduite par une baisse des taux d'intérêt à long terme sur la dette publique et en tout état de cause une croissance (même très faible) supérieure aux taux d'intérêt réels, rendant supportables même des niveaux d'endettements publics très élevés comme en Italie.
Mais un retournement de situation est désormais prévisible et, au vu de la situation économique de certains pays (voir mon billet sur l'Italie), tous n'assureront pas à terme leur solvabilité, en particulier la Grèce et l'Italie. Pour mémoire, la dette publique est réputée soutenable si le taux d’endettement public reste constant à défaut de diminuer. Il est cependant vrai qu'il n’existe, a priori, aucun seuil d’endettement maximum, la soutenabilité de la dette publique dépendant autant de facteurs économico-financiers (taux d’intérêt, taux de croissance, dépendance aux capitaux étrangers…) que de facteurs plus difficiles à appréhender (stabilité gouvernementale, effet d’annonce…).
La soutenabilité de la dette publique s'apparente par conséquent à de la chimie fine, dont on ne maîtrise pas forcément toutes les conséquences du mélange des réactifs. En particulier, l'endettement public s'accompagne inévitablement d'effets redistributifs trop souvent négligés dans le débat ou résumés de manière simpliste à des transferts entre générations. La crainte de ces effets mal maîtrisés ou parfois incontrôlables a ainsi conduit les États-Unis a fixer un plafond de dette publique, qui une fois atteint donne lieu à des palabres de marchands de tapis entre le gouvernement et le Congrès, sachant qu'historiquement c'est à ce dernier que la Constitution a accordé le pouvoir d’emprunter (et aussi de prélever l'impôt pour les dépenses publiques).
En ce qui concerne l'UE, elle est toujours à la recherche d'un modèle plus ou moins fédéraliste, qui lui permettrait de mutualiser réellement les dettes publiques des États membres et ainsi d'éviter une nouvelle crise de la dette (publique). Mais est-ce politiquement envisageable ? Telle est la question...