Alea jacta est : cette fois les dés sont jetés ! Le gouvernement vient en effet d'annoncer les principaux points de sa réforme des retraites, qui ont provoqué l'ire des syndicats. Ces derniers viennent d'ailleurs d'appeler à un front uni contre cette réforme avec une première mobilisation unitaire le 19 janvier. Mais que contient ce projet de loi ? Était-il indispensable de mener cette réforme maintenant ? Quels sont les principaux arguments des uns et des autres ?
Le projet de loi sur les retraites
Voici les principaux points de la réforme des retraites :
La principale annonce est donc le report progressif de l'âge légal de départ en retraite de 62 à 64 ans (ligne rouge à ne pas franchir pour la CFDT), accompagné d'une accélération de l’allongement de durée de cotisation issue de la réforme Touraine de 2014.
Le calendrier de la réforme
Le projet de loi prévoir une mise en œuvre de la réforme dès septembre 2023, mais la phase de discussion au Parlement pourrait fort bien être écourtée par un nouvel usage de l'article 49-3...
Cette réforme a été présentée comme indispensable par le gouvernement, pour des raisons résumées dans le schéma ci-dessous :
Les arguments des uns et des autres
Il ne s'agit pas là de faire une revue de littérature complète, mais juste de donner à mes lecteurs quelques liens s'ils souhaitent approfondir les arguments des uns et des autres. J'avais déjà expliqué dans ce billet qu'il n'y avait pas urgence à mener la énième réforme paramétrique, car d'après le rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR), le système est loin d'être en faillite financière.
Et s'il s'agissait tout simplement de réduire les dépenses publiques, programme idéologique sur lequel j'ai souvent écrit (par exemple ici) ? C'est peut-être ainsi qu'il faut comprendre cette phrase du PLF 2023 : "les administrations de sécurité sociale participeront à la maîtrise de l’évolution des dépenses, permise notamment par la réforme des retraites, la réforme de l’assurance chômage favorisant le plein emploi et la maîtrise des dépenses de santé (la progression de l’ONDAM s’établira à +2,7 % sur 2024-2025 puis 2,6 % sur 2026-2027)". Henri Sterdyniak, membre des Économistes atterrés, le pense aussi et explique dans une tribune au Monde que cette réforme risque d’augmenter le nombre de chômeurs et de bénéficiaires d’allocation (ASS, RSA).
Pour finir, ne boudons pas notre plaisir devant cette courte vidéo dans laquelle Emmanuel Macron expliquait qu'il ne toucherait pas à l'âge légal de départ à la retraite. Il est vrai que la crise des gilets jaunes et le vrai-faux (dé-)ballage national avaient eu raison des velléités de réforme des retraites en ce temps-là...
À la rentrée dernière, j'avais expliqué dans un billet qu'après 13 années, ma lourde charge de travail universitaire m'avait contraint à mettre en suspens la cafet'éco, créée à l'Université Populaire de Sarreguemines (UPSC) ! Durant ces années, j'y ai rencontré des auditeurs de tous horizons, grands débutants ou non, mais toujours désireux de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Et très humblement, ma plus grande satisfaction est de constater qu'ils en ressortent avec une bonne compréhension des mécanismes économiques principaux.
Mais je n'abandonne pas pour autant mon fidèle public, puisque je donnerai mercredi 18 janvier à 18h30 une conférence sur le même modèle que la cafet'éco. Chacun pourra choisir de prendre quelques notes, participer en posant des questions, ou simplement écouter. Aucun prérequis n'est nécessaire pour suivre cette conférence d'économie.
Le thème retenu est la monnaie, qui fait du reste l'objet de mes recherches universitaires, et nous sommes convenus du titre suivant : "Bitcoin, cryptomonnaie, monnaie locale : les mystères de la monnaie dévoilés". Ambitieux programme !
Renseignements auprès de l'UPSC, qui a fixé les prix suivants :
* Membres de l'UP : 5€
* Non-membres de l'UP : 7€
* Étudiants : gratuit
Le 1er janvier, après un long parcours, la Croatie est devenue le vingtième État de l'UE à adopter la monnaie unique. Le moment n'est peut-être pas le plus opportun, puisque les nuages s'amoncellent sur la zone euro. En particulier, l'Italie doit composer avec une situation socioéconomique très dégradée, l'Allemagne fait face au retournement des forces de son modèle économique, la France est empêtrée dans le "quoi qu'il en coûte" et la Grèce conserve le nez sous l'eau après le passage de la Troïka. Mais, plus généralement, le problème majeur de la zone euro, souvent passé sous silence, est l'hétérogénéité croissante en son sein, qui complique beaucoup la mise en œuvre des politiques économiques communes.
L’hétérogénéité structurelle de la zone euro
Les travaux d'économistes comme Paul Krugman ont permis de montrer que l’hétérogénéité d’une Union monétaire augmente après sa constitution. C'est clairement ce qui s'est passé avec la zone euro, puisque l'introduction d'une monnaie unique a conduit à une spécialisation productive différente des pays, à la divergence des niveaux de productivité et de revenu, à une recomposition de la géographie industrielle, etc.
[ Source : Natixis ]
Tout cela a pu durant un temps être caché par la hausse de l'endettement, mais la crise de la zone euro a fait tomber les masques, comme le montre l'évolution du spread des obligations d'État de la Grèce et de l'Italie (écart de taux d'intérêt avec l'Allemagne sur les titres de dette publique à 10 ans) :
[ Source : Barbara Fritz, Sebastian Dullien et Laurissa Mühlich, « Le FMI à la rescousse : la zone euro a-t-elle bénéficié de l’expérience du fonds dans la lutte contre les crises ? », Économie et institutions [En ligne], 23 | 2015, mis en ligne le 30 décembre 2015, consulté le 06 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/ei/5669 ]
L'impossibilité de corriger les écarts de compétitivité-coût au sein de la zone euro
Avant la mise en place de la monnaie unique, les problèmes de compétitivité-coût pouvaient se régler par le mécanisme du taux de change. Mais depuis, toute dévaluation monétaire étant par construction impossible, les gouvernements utilisent d'autres moyens :
* la dévaluation interne : également appelée ajustement nominal, elle consiste en une baisse de coûts salariaux et des prix dans le but d'améliorer la compétitivité d'un pays. Selon la théorie, comme les prix et les salaires baissent parallèlement, les salaires réels ne varient pas et la compétitivité s'améliore à l'export. Mais, ce remède de cheval conduit le plus souvent à l'effondrement de la demande des ménages en raison de la baisse des salaires réels. Cela débouche alors sur une compression de l'activité à court terme et donc sur une hausse du chômage.
* la dévaluation fiscale : il s'agit d'une substitution d'impôt censée produire les mêmes effets qu'une dévaluation monétaire. On pense notamment à la TVA sociale (qui n'a de social que le nom), qui consiste à basculer sur la TVA une partie des cotisations sociales patronales, de sorte que la TVA augmenterait et le coût du travail baisserait. Or, en pratique, lorsque la TVA augmente c'est le pouvoir d'achat des ménages qui est amputé, car les vases communicants ne fonctionnent jamais aussi parfaitement...
Bref, l’ajustement de la compétitivité-coût repose surtout sur les pays en difficulté, à qui l'on enfonce encore un peu plus la tête sous l'eau, ce qui rejaillit sous forme de conflits sociaux et d’extrémismes politiques...
Que faire ?
La solution tient en un mot, qu'il est aussi difficile à mettre en œuvre politiquement qu'il est facile de le prononcer : fédéralisme ! Même si cela a mauvaise presse en ce moment (en fait, cela a toujours eu mauvaise presse...), il faudrait que les pays riches de la zone euro assurent des transferts vers les plus pauvres si l'on souhaite que la zone euro perdure. Sinon, avec l'appauvrissement que subissent certains membres de la zone euro, il ne faudra pas s'étonner que de plus en plus d'entre eux se tourneront vers des partis politiques ouvertement nationalistes, anti-européens, voire pire...
En ce sens, le fédéralisme dont aurait besoin la zone euro pourrait être qualifié de solidarité interétatique permanente. En d'autres termes, l'UE se devrait d'être fédérale, afin d'assurer la redistribution de revenus des régions plus riches vers les régions plus pauvres à la faveur d'un budget fédéral autrement plus fourni que l'actuel budget communautaire, qui ne pèse guère qu'un pour cent du PIB de l'UE. Des tentatives voient le jour, hélas sous la pression des crises (covid-19, énergie...), mais rien qui ne me semble durable.
Il suffit de voir les palabres et tergiversations lorsqu’il s'est agi de fixer un prix maximum d'achat du gaz en Europe, pour comprendre que l'unité politique européenne n'est pour l'heure qu'une illusion et que tout reste à faire. Et que dire de la politique monétaire (commune), à qui il est demandé d'assurer la stabilité des prix, alors même que les taux d'inflation sont très différents selon les pays membres ? Assurément, l'hétérogénéité au sein de la zone euro est une force centrifuge et, en tant que telle, un danger !
J'ai commencé l'année 2022 par un article sur la hausse des prix et le calme social, sujet qui n'avait pas encore pris l'ampleur que nous lui connaissons maintenant. J'y ai expliqué que les prochains budgets de l'État seraient mis à contribution pour éviter l'explosion sociale liée à la hausse des prix. De ce point de vue, le projet de loi de finances 2023 en est l'archétype et risque, ce faisant, de faire oublier le retard et les incohérences sur d'autres objectifs comme la transition écologique. C'est dire combien, dans ce contexte, il devient indispensable de prendre du recul pour avoir une vision d'ensemble du système économique et social du pays, sous peine de mener uniquement des politiques de court terme sans réelles perspectives.
Mais revenons un instant encore sur l'année 2022, riche en événements économiques et sociaux, d'où mes nombreuses analyses dont vous trouverez les liens dans le tableau ci-dessous. Pour finir ce billet, je vous proposerai comme chaque année quelques éléments de réflexion pour l'année à venir...
Retour sur l'année 2022
Commençons donc parun petit retour en arrière sur mes billets de l'année 2022. Tous les liens sont actifs, il vous suffira donc de cliquer sur le billet de votre choix pour le lire ou le relire, c'est selon !
Disons-le d'emblée, je ne dispose pas d'une boule de cristal et ne souhaite pas être engagé comme mage prévisionniste de l'économie. Tout au plus est-il possible de faire quelques constats sur les tendances en 2023, par exemple en matière de production et de commerce. Le monde reste, en effet, suspendu aux chiffres de la croissance sans s'interroger sur ce qu'ils recouvrent. Trop nombreux sont d'ailleurs ceux qui se persuadent que le PIB est un gâteau à se partager. Et le moins que l'on puisse dire est qu'ils seront déçus en 2023 :
Quant à la croissance verte, Hélène Tordjman a montré avec brio l'illusion d'un tel système économique fondé sur l’accumulation du capital et la sauvegarde de la nature. Pourtant, le concept continue à faire florès...
Ainsi, c'est toute l'économie mondiale qui pourrait plonger en récession cependant que l'inflation resterait forte. D'un mot, nous allons vers la stagflation, caractérisée par la stagnation de l’activité économique (donc faible croissance et chômage élevé) et une hausse généralisée des prix ! Paniquées par cette perspective, les Banques centrales ont visiblement fait le choix de privilégier la lutte contre l'inflation au détriment de l'emploi et des salaires. Aux États-Unis, la Fed n'hésite plus à l'affirmer ouvertement, comme si la vie des gens valait au fond peu de chose dans le monde actuel... Le risque est évidemment d'étouffer la croissance et de précipiter l'économie en récession des deux côtés de l'Atlantique, alors même que l'économie mondiale se remet à peine de la crise liée à la covid-19 (est-elle du reste finie ?). Quid alors de la dette des agents privés (ménages et entreprises) et publics ?
Quant au taux de chômage, c'est souvent le chiffre qui cache la forêt. En effet, en commentant ad nauseam un seul et unique chiffre, l'on passe à côté d'évolutions inquiétantes, qui constituent (trop) souvent l'envers du décor d'un taux de chômage bas : la hausse des contrats précaires de travail, la segmentation du travail en temps et en lieu, la perte de sens... Ainsi, commenter l'évolution du taux de chômage sans dire un mot sur le taux d'activité, les personnes au chômage depuis plus d'un an et la qualité des emplois, revient à commenter des chiffres dans le vide.
Notons d'ailleurs que dans sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (publiée en 1936), Keynes a montré que le fonctionnement du marché du travail, tel que le voient les néoclassiques, est une analyse "supposée simple et évidente qui a été fondée, pratiquement sans discussions, sur deux postulats fondamentaux". Il lui porte ensuite l'estocade en déclarant : "il se peut que la théorie classique décrive la manière dont nous aimerions que notre économie se comportât. Mais supposer qu'elle se comporte réellement ainsi, c'est supposer que toutes les difficultés sont résolues" ! Keynes réfute l'idée même qu'il existerait un marché du travail comme le présentent les néoclassiques, c'est-à-dire avec une demande de travail des entreprises qui augmente lorsque le salaire réel diminue (fonction décroissante), et une offre de travail des salariés qui augmente lorsque le salaire réel augmente (fonction croissante).
Pour lui, même s'il admet qu'à l'équilibre le salaire est égal au produit marginal du travail, la demande de travail ne résulte pas d'un mécanisme aussi simple que celui décrit par les néoclassiques, en particulier parce que les salariés et les patrons ne sont pas des agents économiques libres et égaux. Cela revient en fait à dire que Keynes avait bien perçu la réalité du rapport de force entre salariés et patrons dans les négociations (voir ce billet que j'avais écrit sur le partage des revenus), et qu'il fallait tenir compte de ce système hiérarchisé pour analyser le marché du travail.Du côté de l'offre de travail, Keynes récuse l'idée qu'elle augmenterait avec le salaire réel. Sa principale explication tient au fait que salariés et patrons s'engagent sur la base du salaire nominal, car l'inflation n'est pas connue au moment de la signature. Par ailleurs, il confronte la théorie néoclassique à ses propres contradictions, puisque si cette théorie était valide, les salariés devraient réduire leur offre de travail lorsque les prix à la consommation (= inflation) augmentent, leur salaire réel (=salaire nominal - inflation) diminuant.
Or ce n'est pas le cas... Ce qui n'empêche pas le gouvernement de se fonder sur le fonctionnement néoclassique du marché du travail pour mener une réforme des allocations chômage, qui aboutit à un système d'indemnisation variable, lié au taux de chômage. Plus précisément, à compter de 1er février, si le taux de chômage est inférieur à 9 % (ou baisse sur 3 trimestres consécutifs), la durée d'indemnisation des chômeurs sera réduite de 25 %, avec un minimum de 6 mois. En revanche, si le taux de chômage est supérieur à 9 % (ou hausse de 0,8 point sur un trimestre), la durée d’indemnisation sera rétablie. Or, comme l'explique Olivier Bouba-Olga, il est loin d'être établi qu'une telle mesure permettra de réduire le chômage en incitant les chômeurs à reprendre un emploi. Et que dire de la réforme des retraites, dont il est raisonnablement permis de s'interroger sur le caractère indispensable ?
Dans ce contexte dégradé, où les idéologies dominent sans dire leur nom, l'on peut craindre une montée de la grogne sociale. Ce d'autant plus que le débat démocratique fondé sur l'échange verbal - parfois musclé - et le débat animé est de plus en plus souvent perçu comme une agression insupportable ("cessez de m'agresser verbalement" est devenu l'arme des minus habens pour réduire leur adversaire à quia) dans notre société postmoderne. Place au consensus mou sur des lois politico-économiques réputées universelles, sous peine de passer pour un extrémiste. L'on retrouve ici une logique néolibérale proche de celle décrite par Walter Lippmann, suivant laquelle le monde (en particulier économique) devrait être gouverné par des experts, seuls capables de comprendre les règles économiques universelles immuables. Ces dernières rendent d'ailleurs de facto inutiles la confrontation de projets de sociétés différents, et subséquemment les débats contradictoires dans le cadre de l'agon, bien qu'ils soient depuis plus de deux millénaires l'essence même de la démocratie. Le lecteur intéressé par ces questions pourra utilement se reporter à une longue analyse que j'avais faite en 2020.
Enfin, comme chaque année, je rappelle aussi que nous ne sommes jamais à l'abri d'un cygne noir, tant les fragilités sont nombreuses... La crise sanitaire en fut un exemple probant en 2020 !
Sur ce, je tiens à vous remercier chers lecteurs pour votre fidélité et vous prie de recevoir mes meilleurs vœux (l’indispensable santé en premier) pour cette année 2023 ! Merci pour vos commentaires, partages, liens et encouragements, qui me touchent et m'incitent à continuer mes analyses sur ce blog malgré le temps qui me fait toujours plus cruellement défaut depuis que je mène mes recherches sur la monnaie.
Alors que l'année dernière les fêtes de fin d'année étaient placées sous l'épée de Damoclès de la covid-19, il semblerait que l'épidémie a comme par enchantement disparu de la mémoire des Français à l'instar des célèbres gestes barrières. Résultat : les hôpitaux font désormais face à une triple épidémie de covid-19, de grippe et de bronchiolite ! Mais il est vrai qu'entre le mondial de football au Qatar, décrié mais regardé, et l'approche de Noël, les Français ont manifestement eu le cœur à la fête au mois de décembre.
Hélas, dans l'ère du vide de la postmodernité, requalifiée depuis d'hypermodernité par Gilles Lipovetsky, une information en chasse une autre, quelle que soit son importance. Autrement dit, l'humain ne pèse au fond pas très lourd dans la société du spectacle et de la communication, qui cherche avant tout à faire le buzz. Pour les plus jeunes, rappelons que le livre de Guy Debord ne concerne pas le pain et les jeux de cirque, comme le croient trop souvent ceux qui ne l'ont pas lu, mais la domination de la marchandise sur nos vies dans le monde capitaliste : "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles" (parallèle évident avec l’œuvre de Marx). Beaucoup plus loin dans son livre, Guy Debord précisera que "le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images". À l'ère de TikTok et de ses influenceurs, l'on ne saurait mieux dire...
Une crise devrait être l’occasion de se poser des questions et de changer tout à la fois nos modes de production, nos modes de vie et avant tout nos façons de penser. Hélas, à force d'évoquer de manière incantatoire l'avènement du monde d'après, nous n'avons pas remarqué que c'est le monde d'avant qui est revenu, mais en bien plus piteux état économique et social (inflation, dette, précarité...). Gageons qu'un sursaut civique soit encore possible pour coopérer sur les grands enjeux sociaux qui nous attendent, dont la transition écologique/énergétique.
Joyeux Noël tout de même !
Sur ce constat et cet espoir d'une coopération des citoyens, je vous souhaite un joyeux Noël ! Je vous retrouverai la semaine prochaine pour mon dernier billet de l'année 2022 !
Je sais bien que la réforme des retraites n'a rien d'un sujet très engageant en cette période de fêtes de fin d'année. Mais comme Élisabeth Borne, Premier ministre, a décidé d'ouvrir les hostilités dès le mois de décembre, il me semblait judicieux de revenir brièvement sur le sujet, après mes billets sur l’atterrissage économique en France, la panique dans le monde des cryptos et la récession.
La grande peur
Plutôt que de s'adresser à la raison des Français, le gouvernement a choisi de communiquer ad nauseam sur la crainte de voir le système de retraites s'effondrer, bref de jouer sur la peur de l'avenir, dans un contexte déjà particulièrement anxiogène. Mais pour donner un semblant de consistance rationnel à cette réforme, les cabinets de conseil ont visiblement suggéré à Élisabeth Borne d'ajouter un argument de justice sociale et d'employabilité des seniors :
Le lecteur notera que la discussion avec les partenaires sociaux, vent debout contre l'allongement de l'âge de départ en retraite, est ramenée au rang de simple formalité légale. Mais, en fin de compte, cette réforme n'est-elle pas indispensable pour assurer la pérennité du système de retraite ? C'est ce que tendent à dire de nombreux commentateurs patentés... Et pourtant, le diable se cache dans les détails !
Les perspectives du système de retraite à court terme
Pour justifier de l'importance d'une réforme, le gouvernement s'appuie sur les chiffres du Conseil d’orientation des retraites (COR) qui, depuis 2014, produit un rapport annuel sur les perspectives du système de retraite. La dernière mouture, publiée en septembre dernier, 2021, montre que les dépenses du système de retraite équivalaient à 13,8 % du PIB et qu'elle resterait stable jusqu’en 2027, quel que soit le scénario retenu :
Et l'évolution après 2027 ? Comme le pointent avec justesse les excellents travaux de l'économiste Michaël Zemmour, la forte augmentation prévue entre 2027 et 2032 de ce ratio résulte d’un fort recul purement technique du PIB. Pour le dire simplement, comme le COR est contraint de fonder son analyse sur l’hypothèse gouvernementale d’un taux de chômage à 5 % en 2027, alors même que tout le reste du rapport est bâti sur un taux plus vraisemblable à 7 %, il doit ajouter une contraction fictive du PIB entre 2027 et 2032. Et comme cette institution est sérieuse, elle l'écrit dans son rapport (p. 12) : « Il s’agit là d’un artefact lié à la méthode de projection : rien ne permet bien sûr d’anticiper que la conjoncture économique sera particulièrement déprimée sur la période 2027-2032 ».
Les perspectives du système de retraite à long terme
Entre 2032 et 2070, le graphique ci-dessus montre que la plupart des scénarios conduisent à une baisse de cette dépense en pourcentage du PIB. Que vaut alors l'argument selon lequel le vieillissement de la population française conduirait inexorablement à la faillite du système de retraite ? Le COR s'en explique à la page 12 : "Ce résultat peut sembler contre-intuitif au regard du vieillissement démographique attendu qui viendra inéluctablement peser sur les dépenses de retraite futures, en alourdissant le nombre de retraités relativement au nombre de cotisants. Cette évolution démographique défavorable est contrebalancée, d’une part par le recul de l’âge de départ à la retraite qui passerait de 62 ans à 64 ans du fait des réformes déjà votées ; et, d’autre part, par la moindre augmentation du niveau de vie des retraités relativement aux actifs".
En ce qui concerne la stabilisation, voire la diminution, de la part des dépenses de retraite en pourcentage du PIB, elle a donc pour "contrepartie la diminution relative – et non absolue – du niveau de vie des retraités par rapport à l’ensemble de la population" (ibid.) :
Aucune urgence à réformer le système des retraites
Dans ces conditions, peut-on affirmer comme le répètent en chœur certains relais cathodiques du gouvernement que les dépenses de retraite sont hors de contrôle ? Certes, le COR prévoit un système déficitaire en moyenne sur les 25 prochaines années :
Mais rien d'insupportable pour les finances publiques, comme l'exprime très bien le Cor (page 13) : "En revanche, les résultats de ce rapport ne valident pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraite". Si le gouvernement tenait à tout prix à combler ce déficit à venir, ce qui est curieux au vu du contexte défavorable actuel, il lui suffirait comme l'écrit Michaël Zemmour, par exemple de "revenir sur les exonérations de cotisations les plus inutiles", de "soumettre l’épargne salariale à cotisations retraite", de "ralentir le remboursement de la dette sociale", de "revenir sur la baisse de la CVAE" et "d'augmenter les cotisations de 0,8 point d’ici 2027". Tout cela à cadre constant et donc sans hausse de l'âge minimal de départ à la retraite.
Est-il alors urgent de réformer globalement le système de retraites ? La réponse du COR est plus prudente, car l'institution ne saurait faire de préconisation politique, mais elle en dit long (page 13) : "Au regard de ces résultats, il ne revient pas au COR de se positionner sur le choix du dimensionnement du système de retraite. Selon les préférences politiques, il est parfaitement légitime de défendre que ces niveaux sont trop ou pas assez élevés, et qu’il faut ou non mettre en œuvre une réforme du système de retraite. En particulier, même si les dépenses de retraites se stabilisent en part de PIB sur la période 2022-2027, leur rythme d’évolution spontanée ne semble pas compatible avec les objectifs du gouvernement inscrits dans le programme de stabilité de juillet 2022, même si tous les membres du COR ne se sentent pas liés avec ces objectifs. Pour tenir ces objectifs, la croissance des dépenses publiques devrait être limitée à 0,6 % en volume entre 2022 et 2027. Or les dépenses de retraites qui représentent le quart de ces dépenses publiques progresseraient sur la période de 1,8 % en termes réels".
La vraie raison ?
Cette réponse du COR nous donne une piste intéressante pour comprendre l'empressement du gouvernement à vouloir mener cette réforme : et s'il s'agissait tout simplement de réduire les dépenses publiques, programme idéologique sur lequel j'ai souvent écrit (par exemple ici) ? Dans ce cas, l'équilibre du système des retraites ne serait qu'un prétexte pour mener une réduction draconienne des dépenses publiques, comme cela affleurait déjà au moment du Grand déba(llage) national durant la crise des gilets jaunes.
Pour le dire simplement, l'idéologie sous-jacente repose sur l'idée que si les dépenses publiques baissaient, alors il serait possible de diminuer concomitamment les impôts prélevés sur les entreprises, suivant un schéma vertueux : baisse des impôts et cotisations sur les entreprises => hausse des marges => hausse de l'investissement => hausse des emplois. Les plus attentifs de mes lecteurs auront certainement reconnu là un enchaînement popularisé par le chancelier ouest-allemand Helmut Schmidt en 1974 et qui lui vaut désormais le nom de théorème de Schmidt. Sauf que ce théorème a tellement bien fonctionné dans nos économies, que l'on avait fini sinon par l'oublier au fil des ans au moins par le mettre au placard des curiosités économiques. Hélas, comme tous les concepts "zombie", ils finissent par revenir d'outre-tombe...
Le pire, dans le cas présent, est que le gouvernement a contribué non seulement à la hausse de certaines dépenses publiques, mais aussi à la réduction des recettes qui devaient les financer (exonérations de cotisations sociales, baisse de la taxe d'habitation, de la CVAE et autres réductions d'impôts...). Après, il devient facile de crier au loup et d'évoquer la faillite du système social français. En définitive, la réforme des retraites est en passe devenir le marqueur de l'idéologie néolibérale à la française, qui vise la réduction des dépenses publiques "quoi qu'il en coûte" !
P.S1. Pour ne pas alourdir cet article déjà passablement long, je n'ai pas traité l'argument d’employabilité du Premier ministre, tant il est déconnecté de la réalité vécue par les seniors après 55 ans (et parfois moins !). Qu'il suffise de jeter un œil aux chiffres des personnes en emploi après 60 ans, pour se convaincre qu'un relèvement de l'âge légal de départ en retraite, qui plus est dans le contexte dégradé actuel, augmentera le nombre de personnes envoyées directement dans le sas de précarité (pas vraiment en emploi, pas encore en retraite, donc potentiellement au RSA)...
P.S2. Quant à l'argument de justice sociale, j'en reste coi ! Comment évoquer la justice sociale, alors qu'il existe de telles différences entre homme et femme, entre durée de vie en retraite des plus modestes et des plus aisés, etc. ?
Il ne fait désormais plus aucun doute que l'économie réelle va mal, même si les dirigeants politiques et économiques répètent en cœur le contraire. Les marchés financiers, qui ne croyaient pas non plus à des problèmes économiques durables, semblent avoir révisé leur jugement ces dernières semaines. Entre vie chère, salaires à la traîne et marchés financiers en repli, l’atterrissage économique peut-il dès lors encore se faire en douceur ?
Inflation durablement installée
Lorsque l'on regardait, il y a encore quelques mois, les swaps d'inflations sur les marchés financiers, il apparaissait que les investisseurs croyaient que l'inflation refluerait rapidement. Or, depuis, la situation sur ce front ne cesse d'empirer au sein de la zone euro :
[ Source : Eurostat ]
Et quand bien même l'énergie arrive très largement en tête des composantes de l'inflation dans la zone euro, la hausse des prix se diffuse rapidement aux autres biens et services :
[ Source : Eurostat ]
La récente hystérie collective sur les carburants démontre par l'absurde le risque social majeur que constitue l'inflation. D'où la multiplication des gestes des gouvernements vers les ménages et les entreprises, notamment dans le budget 2023, même si leur coût total est impressionnant par rapport au résultat obtenu. Surtout, il faudra bien à un moment sortir de ce que le gouvernement français appelle "bouclier tarifaire" et alors viendra la douloureuse pour les ménages... Ce d'autant plus que la récession est déjà là !
Croissance en berne
Le pouvoir d'achat dépend bien entendu du niveau des revenus et des prix. Si la hausse des revenus est inférieure à celle des prix, alors le pouvoir d’achat diminue. Et c'est précisément ce que sont en train de vivre les salariés, qui obtiennent des hausses salariales bien moindres que le taux d'inflation. Bref, les ménages sont en train d'y laisser des plumes ! Or, comme la consommation demeure l'un des piliers de la croissance de l'économie française, rien d'étonnant à ce que les prévisions de croissance soient en berne (ici celles du FMI en octobre 2022) :
Ainsi, c'est toute l'économie mondiale qui pourrait plonger en récession cependant que l'inflation resterait forte. D'un mot, nous allons vers la stagflation, caractérisée par la stagnation de l’activité économique (donc faible croissance et chômage élevé) et une hausse généralisée des prix ! Paniquées par cette perspective, les Banques centrales ont visiblement fait le choix de privilégier la lutte contre l'inflation au détriment de l'emploi et des salaires. Aux États-Unis, la Fed n'hésite plus à l'affirmer ouvertement, comme si la vie des gens valait au fond peu de chose dans le monde actuel... Le risque est évidemment d'étouffer la croissance et de précipiter l'économie en récession des deux côtés de l'Atlantique, alors même que l'économie mondiale se remet à peine de la crise liée à la covid-19 (est-elle finie du reste ?).
Que va-t-il alors se passer pour la dette des agents privés (ménages et entreprises), qui n'a cessé de croître dans certains pays dont la France ? Et quid de la dette publique au vu des taux souverains ?
En définitive, l'atterrissage risque fort d'être mouvementé, surtout sur le plan social. Mais, bien entendu, aucun politique n'assumera la casse, qui sera justifiée au nom du progrès et des lois de l'économie, entendez au nom d'une idéologie mortifère servant les intérêts d'une minorité...
Ces derniers temps, j'avais consacré plusieurs billets à la situation macroéconomique des pays européens. Ainsi, ai-je brossé un rapide panorama de la situation économique en Allemagne, évoqué la récession dans la zone euro, présenté la situation socioéconomique délicate de l'Italie et enfin analysé le budget peu ambitieux de la France pour 2023. Mais, aujourd'hui, je souhaiterais revenir sur la tempête que traverse le monde des cryptos, question que j'avais partiellement abordée, à la fin du mois de septembre, dans le cadre d'un apéro-Sciences organisé durant la Semaine de la Recherche à l'Université de Lorraine.
Évolution du Bitcoin
À tout seigneur, tout honneur, commençons par le cours du Bitcoin. Qu'on le veuille ou non, l'évolution du cours du Bitcoin en dollar sur un an prouve qu'il s'agit avant tout d'un cryptoactif et non d'une monnaie :
Après la chute du TerraUSD en début d'année, même les stablecoins censés être comme leur nom l'indique plus stables (en l’occurrence ici un vrai-faux stablecoin) ont été chahutés. Et maintenant, voilà que l'on apprend l'immense faillite de FTX, véritable feuilleton à tiroirs avec son lot d'arnaques, d'esbroufe, de culot et de communication outrancière !
Cela alimente désormais la crainte de faillites en cascade, ne serait-ce qu'en raison de l'absolue nécessité de passer enfin les comptes de ces start-up à la paille de fer, pour connaître la réalité de leur bilan. Et en étant mauvaise langue, l'on pourrait ajouter que cela permettrait aussi de connaître - peut-être - leur objet social, tant certaines start-up semblent avoir pour unique objectif de surfer sur la vague de l'argent facile dans les cryptos.
Tout cela n'est pas sans rappeler la bulle Internet de la fin des années 1990, qui s'était très mal terminée. La grande différence est que, dans les années 1990, les traders pleins aux as en mettaient plein les yeux avec leurs dépenses somptuaires en bagnoles et costumes, alors que les startupeurs d'aujourd'hui se présentent comme de grands adolescents en short et t-shirt, bref décontractés ! Mais l'ambition est la même : la richesse monétaire égoïste.
Dans une perspective socioéconomique, il ne fait aucun doute que l'individu de 2022 se fourvoie autant que celui de 1999 en pensant que sa place dans la société est liée à son capital financier. Toute personne est utile à la société ("il n'est de richesse que d'hommes" disait fort à propos Jean Bodin) et cette utilité dépend avant tout de son engagement, rémunéré ou non d'ailleurs, vérité qu'il faut inlassablement répéter. Et le vrai problème de nos jours, c'est que la société ne semble reconnaître que la valeur monétaire de l’engagement et du travail, quelle que soit du reste sa nature.
Autrement dit, dans cette vision pervertie de la réalité sociale, un vendeur de drogue, un trader, un influenceur logé à Dubaï ou un joueur de football, du seul fait qu'ils gagnent beaucoup d'argent, seront perçus comme bien plus utiles à la société que des techniciens, des personnels de santé, des enseignants, des travailleurs sociaux ou une maman qui élève sérieusement ses enfants. Si l'on y ajoute la fable économique du mérite, alors il est même possible d'y trouver une rocambolesque explication pseudo économico-morale.
Mais disons-le clairement : une société où les individus s'imaginent qu'être milliardaire à moins de trente ans est un objectif sérieux est une société malade ! La pandémie de covid-19 devait pourtant réveiller les individus en leur rappelant qu'un jour ils ont eu plus besoin du boulanger, des caissiers du supermarché, des infirmières, des éboueurs et j'en passe, que de tous ces M'as-tu vu.
En fin de compte, ce qui est étrange, c'est que des gouvernements continuent à fonder leurs politiques économiques avec pour seule ambition de créer des licornes, quel que soit le modèle d'affaire de l'entreprise. Cette course à la valorisation gigantesque ne servira pas plus l'économie réelle que son pendant boursier depuis quatre décennies. À l'arrivée, c'est toujours, hélas, une minorité qui touche le gros lot, tandis que l'immense majorité paye les pots cassés...
Dans mon précédent billet, j'ai montré que la récession tant redoutée dans la zone euro est en fait déjà là. Pis, elle est même souhaitée (et provoquée) par les Banques centrales, qui en font un prérequis pour réduire le taux d'inflation ! En France, l'on assiste dès lors à un mix de politique économique extrêmement curieux. D'un côté, l'État cherche à réduire les dépenses publiques (d'où la réforme des retraites...) et de l'autre il dépense plus pour éviter la grogne sociale, le tout sur fond de resserrement de la politique monétaire qui conduira inévitablement à la récession voir à la stagflation. Mais qu'en est-il chez notre grand voisin allemand, longtemps présenté comme un modèle économique ?
Une forte dépendance au gaz (russe)
Tout d'abord, il ne fait aucun doute que malgré les paroles rassurantes du chancelier Olaf Scholz, la dépendance de l'économie allemande au gaz - en particulier russe - demeure une source d'inquiétude majeure.
Ce d'autant plus que le Kremlin a usé du gaz comme d'une arme de guerre, réduisant petit à petit les approvisionnements de l'Allemagne, jusqu'au point où la France, par "solidarité européenne sur la sécurité énergétique" (dixit Emmanuel Macron), a décidé de livrer du gaz à l'Allemagne avec l'espoir de recevoir en retour de l'électricité si l'hiver devait être rude. L'on notera au passage que la France, pourtant pays du nucléaire, en est arrivé à devoir compter sur l'électricité de ses voisins pour faire face à la maintenance d'une grande part de son parc nucléaire...
La production industrielle allemande va donc subir une hausse de ses coûts de production, qu'il lui sera difficile de faire passer en totalité dans ses prix de vente, dans la mesure où elle devra faire face à la concurrence sur les marchés internationaux (chimie, biens industriels...). L'on assiste déjà à des réductions de production dans certaines industries très consommatrices d'énergie et il y a fort à parier que des délocalisations seront envisagées à terme.
Demeure également l'épineuse question de la transition écologique/énergétique, l'Allemagne continuant à consommer beaucoup de charbon et de pétrole, malgré le développement des énergies renouvelables. Et, quels que soient les discours plus ou moins rassurants, une telle transition aura un coût et nécessitera des changements structurels dans la production et la consommation (d'énergie), qui seront dans un premier temps défavorables à la vieille industrie lourde allemande.
Mercantilisme
Sous l’impulsion de l’ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder, l’Allemagne avait fait le choix d’adosser sa croissance à son commerce extérieur au début des années 2000, en délocalisant de nombreuses activités de production et de sous-traitance vers les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) pour en faire baisser les coûts. C’est le fameux "bazar industriel du monde" décrit par l'économiste Hans-Werner Sinn.
Pour ce faire, l'Allemagne a pratiqué un panachage de politiques économiques non coopératives au sein de l'UE : baisses d’impôts pour les entreprises, flexibilisation du marché du travail avec les lois Harz (et de précarisation de certains emplois dans les services, appelés mini-jobs) et freinage des salaires. Hélas, cela a inévitablement conduit à une dépendance forte à la demande mondiale, et en particulier à celle de la Chine. Et quand la demande mondiale s’affaisse et que celle de la Chine est en berne, l'économie allemande en ressent très vite le coup !
Dans le cas de l’Allemagne, certes l’excédent de la balance courante peut partiellement s’expliquer par le vieillissement démographique et le recul de la population active, qui pousse la population a préféré épargner afin d’obtenir des revenus futurs importants. Ce d'autant plus qu'il devient politiquement très compliqué de compenser le vieillissement démographique par l’immigration, comme ce fut le cas dans le passé récent du pays. Cependant, à bien y regarder, l'excédent allemand démontre surtout que le pays fait face à un excès d’épargne mal utilisé, puisqu’il ne sert principalement à investir ni sur le territoire national ni dans la zone euro du reste.
En définitive, les forces du modèle économique allemand se sont retournées en faiblesses durant les deux dernières décennies. Et dans un contexte d'inflation élevée, le climat social tend aussi à se dégrader depuis quelques mois, ce qui laisse présager une décennie très difficile pour les Allemands, qui devront réinventer leur modèle socioéconomique...
Il y a peu, j'ai pu évoquer l'inflation, le pouvoir d'achat et le budget de l'État (le tout sur fond de grogne sociale dans le pays) lors d’une interview sur Moselle TV. Elle faisait suite à mes billets sur le budget 2023 et le pouvoir d'achat. Poursuivons dans cette lignée en nous intéressant aujourd'hui à la croissance, d'autant que contrairement aux belles paroles entendues ci et là, la zone euro est déjà en récession...
Croissance actuelle en berne
Certes, il y a eu un taux de croissance phénoménal après la fin des confinements liés à la covid-19, mais à peu près tout le monde a compris qu'il ne s'agissait là que d'un artefact statistique. La tendance de la croissance était déjà bien sombre avant 2019 et l'est redevenue depuis mi-2021 :
[ Source : Eurostat ]
Faut-il rappeler qu'entre temps l'économie a connu un fort choc d'offre négatif avec la hausse faramineuse des coûts énergétiques ? Quant aux ménages, ils subissent désormais des hausses de prix sur l'ensemble des produits du panier de la ménagère, dont l'alimentation, ce qui grève leur pouvoir d'achat et soulève d'inquiétantes questions sur la qualité des produits achetés et la valeur nutritionnelle des produits alimentaires. Et ce double constat n'est pas propre à la France, où le taux d'inflation est pourtant plus bas que dans d'autres pays en raison de l'aide (très chère) apportée par l'État. Au contraire, c'est désormais le lot quotidien de toutes les entreprises et de tous les ménages de la zone euro !
Prévisions de croissance du FMI
Le FMI est devenu très pessimiste sur la croissance à venir, comme en témoignent ses dernières prévisions :
[ Source : FMI ]
En ce qui concerne l'Europe, dans sa publication Perspectives économiques régionales, le FMI résume ainsi son analyse : "La guerre que la Russie mène à l’Ukraine pèse de plus en plus lourdement sur les économies européennes. L’aggravation de la crise énergétique grève le pouvoir d’achat des ménages et augmente les coûts des entreprises, et ces effets n’ont été que partiellement compensés par les nouvelles aides publiques. Les banques centrales sont intervenues plus vigoureusement afin de ramener l’inflation élevée et persistante aux niveaux cibles, et les conditions financières se sont durcies. Dans le reste du monde, la croissance a fléchi en Chine et aux États-Unis et l’inflation, qui a atteint un sommet jamais connu depuis plusieurs décennies, a entraîné un resserrement généralisé de la politique monétaire à l’échelle mondiale."
Que dire de plus, sinon que les citoyens des États européens vont payer un lourd tribut, autant en raison de la dégradation de l'environnement socioéconomique que des politiques mises en œuvre pour tenter d'y remédier...
Croissance potentielle négative
La croissance potentielle peut être définie comme la croissance réalisant le niveau maximal de production sans accélération de l'inflation, compte tenu des capacités de production et de la main-d’œuvre disponibles. En partant de l'identité suivante Y = P.N où Y désigne le PIB, P la productivité par tête et N l'emploi, on en déduit que la croissance potentielle est liée aux gains de productivité par tête et à la croissance de la population active.
Or, voici d'une part l'évolution tendancielle de la productivité par tête dans plusieurs pays européens :
[ Source : France Stratégie - Document de travail - C. Bruneau
et P.-L. Girard ]
Et d'autre part l'évolution de la population âgée de 20 à 64 ans dans la zone euro :
Comme, bien entendu, aucun dirigeant politique n'est jamais prêt à changer de modèle économique (le courage n'est pas la vertu la mieux partagée en politique), tout l'enjeu va être de vivre dans un monde économique entièrement fondé sur la seule croissance, alors même que celle-ci aura disparu. Les perspectives ne sont assurément guère réjouissantes...