Mon dernier billet sur les inégalités de patrimoine immobilier rappelle que le monde de demain ne semble guère différent de celui d'hier... à moins qu'il n'en soit le reflet en pire ! La crise de la covid-19 aura au fond servi à jeter une lumière crue sur les dysfonctionnements qui existaient déjà avant la pandémie, mais que le politique arrivait encore à cacher. À mon sens, c'est l'aboutissement d'un projet néolibéral, très bien décrit par des penseurs hétérodoxes comme Cornelius Castoriadis.
La seule différence est que ce néolibéralisme s'habille désormais des couleurs du keynésianisme de l'offre (sic !), mais le projet reste le même comme l'ont très bien montré les contributions contenues dans l'ouvrage dirigé par Antony Burlaud, Allan Popelard et Grégory Rzepski. Je vous propose par conséquent de rappeler quelques éléments sur le néolibéralisme et la situation actuelle, que j'ai déjà présentés dans d'autres billets..
Le modèle néolibéral en pratique
D'emblée, il faut dire que les politiques économiques mises en œuvre avant et après le confinement ont quasiment toutes pour objectif la croissance, même si en France l'on y ajoute ostensiblement un volet écologique tout en le contredisant ouvertement... Toujours est-il que celle-ci ne semble pas vouloir revenir depuis des années, au point qu'il a fallu admettre que c'est même la croissance potentielle (croissance réalisant le niveau maximal de production sans accélération de l'inflation, compte tenu des capacités de production et de la main-d’œuvre disponibles) qui a reflué depuis le passage au néolibéralisme au début des années 1980.
Or, dans un monde qui a construit sa relative prospérité et les institutions afférentes sur la seule croissance, la baisse de celle-ci ne peut que conduire à des problèmes économiques et sociaux graves. Au lieu de chercher à sauver un système économique qui prend l'eau de toutes parts, il eût été judicieux d'imaginer "un autre monde pour nos enfants", expression que l'on entendu ad nauseam chez quasiment les dirigeants politiques en mal de sensationnalisme. Hélas, les intérêts personnels sont encore très puissants.
Quant aux crises, qui restent un impensé majeur du modèle dominant dans la mesure où celles-ci sont vues comme exogènes au système, leur fréquence a indubitablement augmenté sur la période 1980-2020. À tel point que la jeune génération comme on dit à présent dans les médias, aura connu deux crises majeures espacées de seulement une poignée d'années (crise des subprimes et crise de la zone euro) et maintenant une crise sanitaire ! Et à chaque crise, les pays perdent un peu plus de capital productif et humain...
Le vrai changement
Pour changer de système socio-économique, encore faut-il s'entendre sur les principaux changements à opérer. Sans prétendre à l'exhaustivité, je considère qu'il faudrait prioritairement s'atteler à :
* repenser le système monétaire, qui par son fonctionnement actuel ne permet plus de financer des projets essentiels, mais enrichit une minorité ;
* redonner du sens au travail et adapter l'activité aux enjeux de l'époque (transition énergétique, écologie, etc.)
* réduire la financiarisation de l'économie, qui n'est que la forme parasitaire de la finance, en ce qu’elle met l’ensemble des activités productives sous la coupe des puissances financières, avec la complicité active ou résignée du politique.
Bref, il y a matière à réflexion comme je le répète à l'envi à mes étudiants, d'autant que le monde économique semble se diriger vers le pire... Hélas, alors même que la dynamique sociale reste explosive et que nombre de salariés désertent pour de bon les secteurs jugés incompatibles avec leurs aspirations nouvelles issues des confinements, les gouvernements ne semblent pas pressés de changer le modèle socioéconomique. D'autant que nombre de personnes ne semblent même plus croire à un changement qui viendrait de la politique...
Il est vrai que dans de trop nombreux pays, les gouvernements s'accrochent à un néolibéralisme à la Walter Lippmann, c'est-à-dire à la chimère d'un monde gouverné par des experts, seuls capables de comprendre les règles économiques universelles immuables, qui rendent de facto inutiles la confrontation de projets de sociétés différents, et subséquemment les débats contradictoires dans le cadre de l'agon, bien qu'ils soient depuis plus de deux millénaires l'essence même de la démocratie. Triste constat à quelques mois d'une élection majeure en France, qui n'augure rien de bon...
Après ma série de billets sur les grands penseurs hétérodoxes (Cornelius Castoriadis, Robert Owen et Nicholas Georgescu-Roegen), revenons à des considérations plus pragmatiques... encore que, derrière les questions pragmatiques se cachent souvent idées et idéologies ! Nous allons nous intéresser à une récente étude de l'Insee (France, portrait social 2021), qui conclut qu'un quart des ménages vivant en France sont propriétaires de plusieurs logements.
Répartition des ménages et des logements
L'étude commence par la répartition des ménages et des logements selon le nombre de logements possédés. L'on découvre ainsi que 2,9 % des ménages possèdent 5 à 9 logements, ce qui représente 16,6 % des logements possédés par l'ensemble des ménages.
Sans surprise, le nombre de logements possédés augmente avec le niveau de vie, de sorte que 41 % des ménages multipropriétaires appartiennent aux ménages les plus aisés.
Ainsi, dans une logique d'accumulation du patrimoine, notamment au moyen de SCI, de nombreux logements sont destinés à location, de telle sorte que 3,5 % des ménages détiennent 50 % des logements en location :
Et lorsqu'on sait combien la propriété immobilière compte aux yeux des ménages, en raison notamment de la sécurité qu'elle procure dans un monde où la précarité gagne trop rapidement du terrain, cette concentration de la propriété immobilière est inquiétante. Ce d'autant plus que la politique monétaire ultra-expansionniste menée par la Banque centrale européenne (BCE) conduit à l'augmentation des prix des maisons et des appartements, alors même que les salaires sont à la peine. Les inégalités de patrimoine (immobilier et placements financiers) pourraient donc être le détonateur d'une grave crise sociale...
Dans la série des grands penseurs hétérodoxes, après mes billets sur Cornelius Castoriadis et Robert Owen, nous allons nous intéresser à Nicholas Georgescu-Roegen, qui a cherché à penser les questions économiques en lien avec les problématiques écologiques. Là encore, il n'est pas question de décrire de manière exhaustive ses travaux, mais juste d'en faire ressortir les points saillants dans l'espoir de susciter l'intérêt du lecteur pour cette œuvre foisonnante.
Quelques éléments de biographie
Nicolae Georgescu naquit à Constanța en Roumanie, le 4 février 1906. Élève brillant, il fit des études de Mathématiques à Bucarest et obtient une bourse pour réaliser une thèse en statistiques soutenue en 1930. Lui fut alors offerte la possibilité de poursuivre sa carrière auprès de Karl Pearson, mathématicien et philosophe des sciences, au University College de Londres (1930-1932). Puis il se rendit à Harvard à la faveur du soutien de la fondation Rockefeller, où sa rencontre avec Joseph Schumpeter fut un tournant dans sa carrière, dans la mesure où il commença à s'intéresser aux questions économiques et publia plusieurs articles reconnus sur les notions d'utilité et de production.
De manière surprenante, alors qu'il se vit proposer un poste stable à l'université Harvard, il préféra décliner pour rentrer en Roumanie, où il travaillera pour l'administration publique tout en s'engageant dans la vie politique à travers le Parti national paysan. Mais la Deuxième Guerre mondiale et l'instauration du socialisme à l'Est de l'Europe le conduisirent à émigrer clandestinement, en 1948, aux États-Unis. Là, il trouva un poste de professeur d'économie à l'université Vanderbilt de Nashville, qu'il conserva jusqu'à sa retraite en 1976. Curieusement, les travaux les plus connus de Nicholas Georgescu-Roegen, qui se rapportent aux enjeux environnementaux et à la bioéconomie, datent d'après 1976... Comme nous le verrons, ses hypothèses de travail le classent d'emblée dans les économistes hétérodoxes et l'isolent de la communauté académique dominante.
Économie et thermodynamique
Selon Nicholas Georgescu-Roegen, l'économie s'est construite en référence à la mécanique newtonienne, dans la mesure où les hypothèses de rationalité et de comportement des agents économiques inscrivent l'économie dans un cadre relativement déterministe ("la mécanique de l'utilité et de l'intérêt individuel"). Or, du fait que les ressources naturelles entrent dans les fonctions de production, l'économie se doit de prendre aussi en compte la thermodynamique et la biologie évolutionniste, non pas pour en imiter les concepts, mais pour tenir compte de leurs résultats.
Pour mémoire, voici les trois principes de la thermodynamique que nous avons tous plus ou moins étudiés (rassurez-vous, il n'est pas nécessaire de s'en souvenir pour comprendre la suite de ce billet...) :
1) principe de conservation de l'énergie ==> au cours d'une transformation quelconque d'un système fermé, la variation de son énergie est égale à la quantité d'énergie échangée avec le milieu extérieur, par transfert thermique (chaleur) et transfert mécanique (travail) ;
2) principe d'évolution ==> toute transformation d'un système thermodynamique s'effectue avec augmentation de l'entropie globale incluant l'entropie du système et du milieu extérieur ;
3) principe de Nernst ==> la valeur de l'entropie de tout corps pur dans l'état de cristal parfait est nulle à la température de 0 kelvin.
Le 1er principe de la thermodynamique énonce que, dans un système isolé la quantité d'énergie reste la même, alors que le 2e principe nous dit en substance que si la quantité d'énergie reste la même sa qualité se dégrade irréversiblement.
Pour comprendre l'apport de Georgescu-Roegen, il faut surtout retenir qu'il s'intéresse à l'entropie, qui caractérise le degré de désorganisation et d'indisponibilité. Ainsi, une quantité d'énergie sera dite à entropie basse si elle est disponible pour les usages que l'économie souhaite en faire. C'est le cas de l'énergie solaire, toujours disponible en quantité suffisante pour peu que l'on sache l'exploiter. Ce faisant, une entropie basse est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour obtenir une valeur économique. En revanche, l'énergie issue de certains combustibles fossiles relativement rares est à entropie haute en ce qu'elle n'est guère disponible pour tous les usages économiques.
Dès lors, comme l'économie se réfère à des agents (ménages, entreprises, État) qui vivent sur terre (même Jeff Bezos et Richard Branson), il y a forcément des interactions entre le système terre et le système économique : épuisement des ressources naturelles, déchets, pollution, etc.
Les processus économiques
Georgescu-Roegen considère que pour rendre compte d'un processus économique, il faut un double lexique : tout d'abord un ensemble de mots, qualifiés de lexique arithmomorphique, qui renvoient à des concepts clairement définis et mesurables et des mots (comme le PIB ou l'investissement) et ensuite un ensemble de mots, qualifiés de lexique dialectique, qui dépendent du contexte d'utilisation et sont donc par nature pluridimensionnels (par exemple le bonheur en économie ou l'utilité).
Le lexique arithmomorphique a donné ses lettres de noblesse à l'économie en tant que science, oubliant un peu trop vite la dimension intrinsèquement sociale de celle-ci dont on ne peut rendre compte autrement qu'avec un lexique dialectique. Qu'il suffise de penser aux innombrables définitions du mot capital, de Marx à Bourdieu... Georgescu-Roegen avait bien saisi que la compréhension profonde des processus économiques nécessite des approches multidimensionnelles, ce qui ne manque pas de raisonner avec les débats actuels sur l'unicité méthodologique de la science économique.
Sans entrer dans les détails, Georgescu-Roegen s'intéressera aussi à la fonction de production - comme celle modélisée par Cobb et Douglas - à laquelle il reprochera de ne pas réussir à rendre compte des multiples réalités de l'activité économique, puisqu'elle agrège des processus sans tenir compte de leur complexité. Il proposera ainsi de distinguer deux types de facteurs de production : les facteurs-flux (ex : l'eau dans un moulin), très flexibles, et les facteurs-fonds (ex : les roues), caractérisés par une certaine rigidité dans les usages possibles.
La bioéconomie, tout un programme
En tout état de cause, la bioéconomie développée par Georgescu-Roegen ne consiste pas simplement à réintégrer le facteur terre dans la fonction de production comme ce fut très longtemps le cas avant une éclipse temporaire au XXe siècle, mais bien de repenser les processus économiques en tenant compte des ressources naturelles qui acquièrent de facto un statut spécial. Autrement dit, les facteurs de production ne sont plus substituables aussi facilement que dans l'approche néoclassique et il faut désormais tenir compte de l'épuisement des ressources, de leur spécificité et des déchets produits... une véritable révolution ! En revanche, lorsque Georgescu-Roegen invente un nouveau principe physique (non démontré), à savoir une forme d'entropie de la matière qui conduirait à une manque de matière disponible pour les processus économiques à venir, il voit une partie importante des économistes lui tourner le dos.
Le programme bioéconomique de Georgescu-Roegen devint ainsi un véritable projet de société, avec des dimensions politiques et éthiques (dont la sobriété dans la consommation). C'est du reste ce programme bioéconomique qui est resté dans les mémoires, au point que certains auteurs ont voulu un peu vite s'approprier Georgescu-Roegen pour en faire un partisan de la décroissance. Or, ses rapports avec l'économie écologique ont toujours été complexes et ambigus, critiquant d'une part le développement soutenable et d'autre part les supposées vertus d'une économie stationnaire. Au surplus, il ne rejette pas la notion de développement, mais la distingue de la croissance.
Pour en savoir plus sur Nicholas Georgescu-Roegen
Rares sont les livres de Nicholas Georgescu-Roegen traduits en français. C'est pourquoi, l'on n'hésitera pas à lire La décroissance, publié en 1979 et republié en 1995 aux éditions Le sang de la terre :
Pour mieux comprendre la matrice théorique de Georgescu-Roegen, que je n'ai fait qu'effleurer dans ce billet, vous pouvez lire l'excellent livre d'Antoine Missemer, Nicholas Georgescu-Roegen, pour une révolution bioéconomique, paru en 2013 aux éditions ENS (vous pouvez également écouter une introduction sur France Culture) et dont je me suis inspiré :
C'est peu dire que la question du pouvoir d'achat agite les débats en France, à tel point que tous les autres sujets lui semblent subordonnés. En particulier, les dépenses publiques et la dette publique sont passés à la trappe... Dans ce billet, nous allons chercher à comprendre ce qu'est le pouvoir d'achat et comment il se mesure. Puis, nous terminerons par une étude fort intéressante menée par l'Institut des Politiques Publiques (IPP) sur les impacts redistributifs des mesures socio-fiscales du quinquennat Macron.
Le pouvoir d'achat correspond à la quantité de biens et de services qu’un ménage peut acheter avec ses revenus ; il dépend du niveau des revenus mais aussi de celui des prix. Dès lors, l’évolution du pouvoir d’achat correspond à la différence entre l’évolution des revenus des ménages et l’évolution des prix. Bien entendu, si la hausse des revenus est inférieure à celle des prix, alors le pouvoir d’achat diminue...
Dans ses calculs de pouvoir d'achat, l'Insee s'appuie sur le revenu disponible des ménages, c'est-à-dire les revenus d’activité (revenus du travail, revenus de la propriété) augmentés des prestations sociales reçues et diminués des impôts versés. Et pour mesurer l'évolution des prix, l'institut de statistiques utilise l'indice des prix à la consommation (IPC).
[ Source : Insee ]
Évolution du pouvoir d'achat
L'Insee publie l'évolution du pouvoir d'achat du revenu disponible brut (ici sur la période 1999-2021) :
[ Source : INSEE ]
Mais afin de tenir compte de la démographie et des structures familiales, le pouvoir d’achat est souvent calculé par unité de consommation. En effet, les besoins d'un ménage ne s'accroissent pas en stricte proportion de sa taille, dans la mesure où chacun peut profiter par exemple du téléviseur, du grille-pain ou de la machine à laver ; dès lors, le premier adulte du ménage compte pour 1 unité de consommation (UC), les autres personnes de 14 ans ou plus pour 0,5 UC et les enfants de moins de 14 ans pour 0,3 UC. L'on appelle alors niveau de vie, le revenu disponible du ménage divisé par le nombre d’unités de consommation (UC), ce qui signifie que le niveau de vie est le même pour tous les individus d’un même ménage.
Ci-dessous, l'évolution du pouvoir d'achat des ménages par unité de consommation depuis 1995, qui montre que durant le quinquennat d'Emmanuel Macron, le pouvoir d'achat a augmenté :
L'Institut des Politiques Publiques (IPP) a évalué l’impact redistributif de l’ensemble des réformes socio-fiscales pérennes du quinquennat (chèque énergie, cotisations, prélèvements, allocation chômage, impôts directs, ISF et IFI, prestations sociales, retraite brute, taxe d'habitation). Les résultats montrent que le niveau de vie a augmenté sauf pour les 5 % les plus modestes :
En définitive, certes les statistiques montrent que le pouvoir d'achat des ménages a globalement augmenté. Mais lorsqu'en parallèle les prix de l'accession à l'immobilier s'envolent, les ménages ressentent les remboursements d'emprunts dans leur budget alors qu'ils ne figurent pas dans le calcul de l'inflation. De même, les récentes hausses des prix de l'énergie pèsent lourdement sur le budget des ménages, surtout ceux qui subissent déjà dans leur budget le lourd poids des dépenses contraintes. Enfin, comme le rappelle Agnès Bénassy-Quéré dans son billet sur la pauvreté, le pouvoir d'achat et l'emploi, il y a également une question de ressenti propre à chaque ménage, dont Thaler, Kahneman et Tvsersky ont rendu compte dans des expériences de psychologie sociale (comportement différencié au gain et à la perte, aversion aux pertes...).
La différence entre l'augmentation du pouvoir d'achat des ménages et leur sentiment de stagnation voire de dégradation n'est-il pas aussi le signe que le bonheur ne réside pas dans la consommation ?
Il y a quelque temps, j'avais donné une conférence à l'UPT de Forbach intitulée Qui paiera la dette après la crise de la covid-19 ?. Il me semblait en effet que la question était suffisamment importante pour figurer en bonne place dans la campagne des élections présidentielles. Qu'on en juge : le taux d'endettement public en France devrait atteindre 114 % du PIB en 2022, contre 115,6 % en 2021, et il est question d'un cantonnement de la dette liée à la covid-19 ! Et pourtant, les candidats (du moins ceux déclarés) ne semblent pas se presser d'aborder ce point...
Bref état des lieux au sein de l'UE
Voici le niveau atteint par la dette publique au sein de l'UE :
[ Source : Eurostat ]
Beaucoup plus intéressant, son évolution sur un an :
[ Source : Eurostat ]
Par rapport au deuxième trimestre 2020, 24 États membres ont enregistré une hausse de leur taux d'endettement public et 3 une baisse...
La dette publique de la France
En ce qui concerne la France, l'évolution de la dette publique est la suivante :
[ Source : Insee ]
La dynamique de la dette publique
Fondamentalement, la dynamique de la dette publique dépend de son niveau et du différentiel (taux d'intérêt réel - taux de croissance). Et c'est peu dire que les dernières années, les États ont pu profiter de la politique ultra-expansionniste menée par la BCE :
[ Source : Natixis ]
Celle-ci s'est traduite par une baisse des taux d'intérêt à long terme sur la dette publique et en tout état de cause une croissance (même très faible) supérieure aux taux d'intérêt, rendant supportables même des niveaux d'endettements publics très élevés comme en Italie. D'où la crainte de voir l'inflation ressurgir, ce qui pourrait contraindre la BCE à remonter ses taux et donc alourdir par ricochet le poids des dettes publiques...
Il n’existe a priori aucun seuil d’endettement maximum, la soutenabilité de la dette publique dépendant autant de facteurs économico-financiers (taux d’intérêt, taux de croissance, dépendance aux capitaux étrangers…) que de facteurs plus difficiles à appréhender (stabilité gouvernementale, effet d’annonce…). Ce n'est cependant pas une raison pour faire n'importe quoi, d'autant que l'endettement public s'accompagne d'effets redistributifs trop souvent négligés dans le débat ou résumés de manière simpliste à des transferts entre générations.
Cartographie des programmes présidentiels
Certes, l'on ne connaît pas encore tous les candidats - même si certains font beaucoup de battage médiatique en leur qualité de non candidat -, mais pour ceux qui se sont déjà déclarés, l'on dispose de premiers éléments sur leur vision de la dette publique et de la fiscalité. Cette vidéo de Xerfi Canal résume bien les tendances :
D'une certaine façon, cette absence de débat sérieux (et non idéologique) autour des sujets d'intérêt commun témoigne de la montée de l'individualisme et de l'insignifiance au sein de notre société. Ce qui n'augure en général rien de bon...
Du début des années 1990 à 2008, le système monétaire international se caractérisait par les éléments suivants :
* des flux de capitaux de long terme en provenance des pays de l’OCDE et à destination des émergents (Chine incluse), en raison de la forte rentabilité du capital et d'un faible coût salarial unitaire ;
* une balance commerciale largement et structurellement excédentaire dans les pays émergents ;
* une accumulation massive de réserves de change par les pays émergents, pour éviter l'appréciation trop importante de leur monnaie. Comme rappelé dans ce billet, le plus souvent, en fait de devises, ce sont plutôt des titres en devises (essentiellement des bons et obligations du Trésor en dollars) qui constituent les avoirs de réserve. Ces réserves de change permettent alors aux Banques centrales d'intervenir sur le marché des changes afin de réguler les taux de change, et de maintenir la confiance dans leur monnaie.
Ce système monétaire international était favorable à la croissance mondiale, en ce que les États-Unis s'endettaient auprès de la Chine pour lui acheter ensuite des produits peu chers, d'où le creusement de la balance commerciale aux États-Unis et l'augmentation des réserves de change en Chine.
Le banquier du monde
Au vu de la brève présentation ci-dessus, l'on commence à comprendre le rôle des États-Unis dans le fonctionnement du système monétaire et financier international, que l'on qualifie de "banquier du monde" :
* le pays fournit un actif sans risque, lié au "privilège exorbitant du dollar", qui est très demandé dans le monde entier ; cet actif est bien entendu la dette publique des États-Unis, ce qui revient à dire que le pays a traditionnellement une dette extérieure brute composée essentiellement de dette publique ;
[ Source : Natixis ]
* en contrepartie des titres de dette publique achetés par les non-résidents, les États-Unis voient des flux de capitaux entrer dans le pays dont ils se servent pour financer des investissements partout dans le monde en capital ; cela équivaut à dire que les États-Unis ont traditionnellement des avoirs extérieurs bruts composés essentiellement d’actions et d’autres titres liés à l'investissement.
[ Source : Natixis ]
Dit de manière ultra-simplifiée, les États-Unis vendent des titres de leur dette publique à l'étranger et investissent l'argent récupéré dans des entreprises étrangères risquées. Par analogie avec une banque, l'actif est risqué mais le passif est sans risque.
Toute la question est alors de savoir si en l'état actuel de l'économie mondiale, et en particulier celle des États-Unis qui souffre toujours d'un manque d'épargne de la nation leur faisant accumuler structurellement de la dette extérieure, les États-Unis pourront conserver ce rôle. D'autant que la Chine est en embuscade...
Après mes billets sur les dépenses publiques et le prix de l'électricité, j'ai souhaité prendre un peu de champ comme je l'avais déjà fait en vous présentant la pensée de Cornelius Castoriadis, dont les réflexions jettent une lumière éclatante sur notre société. Aujourd'hui, il sera question de Robert Owen, entrepreneur britannique vu comme le père fondateur du mouvement coopératif et même du socialisme britannique. Lorsque des numéros de pages sont cités, ils font référence à ma traduction personnelle de certains textes rassemblée dans l'excellent recueil de textes de Robert Owen, aux éditions Penguin.
Éléments de biographie
Robert Owen est né le 14 mai 1771 dans le comté de Montgomeryshire au pays de Galles, plus précisément dans une ville appelée Newtown. Il ne fera que peu d'études, mais développera très tôt un véritable esprit d'entrepreneur (au sens que lui donnera Schumpeter), qui le conduira avec plus ou moins de succès à construire des machines à filer le coton et à diriger de très grandes filatures. Le tournant de sa carrière se produisit lorsqu'il épousa Anne Caroline Dale, fille du propriétaire de la filature de New Lanark. Il devint alors directeur général de l'entreprise en 1800 et prit la décision - révolutionnaire pour l'époque - d'y appliquer des principes paternalistes quasiment inconnus dans les autres manufactures.
En 1825, il créa une communauté de vie basée sur ses idées et principes dans ce qui est aujourd'hui l'Indiana (comté de Posey). L'échec de cette utopie (voir ci-dessous) l'affecta beaucoup et il abandonna alors toute participation dans son entreprise la New Lanark, pour s'engager à Londres dans une activité de propagande mêlant socialisme et laïcité. Celle-ci déboucha en 1832 sur l'instauration d'une bourse du travail équitable, sur laquelle les échanges étaient effectués par le moyen de bons de travail semblables à des billets de banque et basés sur le temps de travail (1, 2, 5, 10, 20, 40 et 80 heures). Toujours convaincu néanmoins de l'importance d'un système de production coopératif, il se lança dans diverses créations de guildes/syndicats sectoriels (bâtiment) et même dans une Association of all Classes of all Nations, en 1835. L'on peut donc affirmer que les positions et visions de Robert Owen se sont radicalisées avec le temps.
Toutes ses réflexions sur la société, consignées dans plus de 130 livres et d'innombrables discours, firent ainsi de Robert Owen un précurseur du socialisme, dans la veine plus précisément du "socialisme utopique" (Saint-Simon, Fourier...) tel que l'appelait Karl Marx, même si ce dernier voyait également en Robert Owen un précurseur du "socialisme scientifique". Vers la fin de sa vie, Robert Owen se tourna même vers une forme de spiritualisme millénariste, affirmant que la société était en passe de connaître une grande révolution morale (Book of the New Moral World, 1844), lui qui avait déjà prédit la fin de la religion dans son Catechism of the Moral World en 1838. Il mourut à l'âge de 84 ans, le 17 novembre 1858 à Newtown, lors d'une ultime allocution.
Une certaine vision de l'Homme et de la société
En sa qualité d'entrepreneur et de directeur d'entreprises, Robert Owen voit les grandes manufactures comme "le principal pilier et support de la grandeur politique et de la prospérité de notre pays". Néanmoins, il n'a de cesse de répéter dans ses nombreux écrits, qu'il est impératif de tenir compte du bien-être des travailleurs : "si l'attention que vous portez à l'état de vos machines inanimées peut produire des résultats aussi bénéfiques, que peut-on attendre si vous accordez la même attention à vos machines vitales, qui sont bien plus merveilleusement construites ?" (p.5). Il devançait en cela toutes les théories modernes du management, qui portent sur le bien-être au travail et la motivation à l'ouvrage.
Mieux, il comprend parfaitement que les principes tenus pour justes par la société sont en fait imposés par la classe sociale dominante, d'où une aberration : "la seconde est la masse restante de la population, qui est maintenant instruite à croire, ou au moins à reconnaître, que certains principes sont infailliblement vrais, et à agir comme s'ils étaient grossièrement faux ; remplissant ainsi le monde de folie et d'incohérence, et faisant de la société, dans toutes ses ramifications, une scène d'insincérité et de contre-action" (p.10).
Et lorsque rien n'est fait pour améliorer le sort des pauvres, cela aura des répercussions pour toute la société et donc l'économie du pays. En effet, les pauvres "sont maintenant formés pour commettre des crimes, pour lesquels ils sont ensuite punis". Il en conclut que "c'est dans cet état que le monde s'est maintenu jusqu'à présent ; ses maux ont augmenté et augmentent continuellement ; ils réclament à grands cris des mesures correctives efficaces, qui, si nous tardons plus longtemps, entraîneront un désordre général" (p.10).
Il annonce alors son ambition d'améliorer le bien-être d'un pays par la mise en œuvre de principes communautaires que nous détaillerons plus loin : "tout caractère général, du meilleur au pire, du plus ignorant au plus éclairé, peut être donné à toute communauté, même au monde entier, par l'application de moyens appropriés ; ces moyens sont dans une large mesure à la disposition et sous le contrôle de ceux qui ont une influence sur les affaires des hommes" (p.12). Bref, l'on retrouve ici une idée-force de la vision de Owen, à savoir que le caractère de l'Homme est déterminé par l'environnement dans lequel il vit et travaille : "la volonté de l'homme n'a aucun pouvoir sur ses opinions ; Il doit, et il a toujours fait, et il croira toujours ce qui a été, est, ou peut être influencé sur son esprit par ses prédécesseurs et les circonstances qui l'entourent" (p.52).
C'est donc cet environnement qu'il faut modifier pour améliorer la société, en s'appuyant sur la raison et l'éducation. Sur ce dernier point, en particulier, il précise : "Ces plans doivent être conçus pour former les enfants, dès leur plus jeune âge, aux bonnes habitudes de toutes sortes (ce qui les empêchera bien sûr d'acquérir celles du mensonge et de la tromperie.) Ils doivent ensuite être éduqués rationnellement, et leur travail doit être utilement dirigé. Ces habitudes et cette éducation leur donneront un désir actif et ardent de promouvoir le bonheur de chaque individu, et cela sans l'ombre d'une exception pour la secte, le parti, le pays ou le climat. Elles assureront aussi, avec le moins d'exceptions possible, la santé, la force et la vigueur du corps, car le bonheur de l'homme ne peut s'ériger que sur les bases de la santé du corps et de la paix de l'esprit." (p.16).
Il prend également position de manière plus en plus radicale sur la question du travail des enfants, considérant dans un premier temps qu'il "vaudrait beaucoup mieux pour les enfants, pour leurs parents et pour la société que les premiers ne commencent à travailler qu'à l'âge de douze ans, lorsque leur éducation serait terminée et que leur corps serait plus apte à supporter les fatigues et les efforts qu'on leur demande" (p.30). Il est vrai qu'il avait très bien compris combien les initiatives d'école après 11 heures de travail à la filature ne pouvaient qu'être vouées à l'échec. Dans sa vision de l'éducation, la pédagogie devait s'éloigner de celle de l'instruction publique nationale, tenir compte de l'âge des enfants et les éloigner des livres, comme en témoigne l'école qu'il avait ouverte dans son entreprise à New Lanark après avoir constaté l'échec de celle bâtie par son beau-père. Plus tard, dans son utopie de la société, il souhaitera que chaque couple dispose d'un appartement privé et élève ses enfants jusqu'à l'âge de trois ans environ, puis que la communauté prenne le relais...
En tout état de cause, il faisait grand cas des problèmes de violence, d’alcoolisme, de grossesses non désirées et autres périls qui ravageaient le peuple. Il s'inquiétait même du temps de repos de ses ouvriers, prônant 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de sommeil, répartition qui n'est pas sans rappeler les revendications des mouvements ouvriers.
L'expérience de New Harmony
Mais ses réflexions ne s'arrêtent pas à la porte de son entreprise. Bien au contraire, la misère économique et sociale qui déferla sur l'Europe après les guerres napoléoniennes l'incita à imaginer une nouvelle organisation de la société humaine (A new view of society). Dans Address to the Working Class (1819), il explicite que la société qu'il appelle de ses vœux prendrait la forme de villages où l'agriculture serait privilégiée sur l'industrie ("civilisation de la bêche"), autonomes et fondés sur des principes communautaires ("villages de coopération") comme la mise en commun de la propriété. Le producteur devra y recevoir une part équitable de la richesse qu'il a contribué à créer, le travail humain étant "le critère naturel de la valeur". Bref, "une science de la société", que certains appelleront plus tard socialisme...
Pour mettre en œuvre concrètement sa vision alternative de la société, il fit l'acquisition, en 1824, de 20 000 arpents (vergers, vignobles, terres arables...) et d'une petite colonie de peuplement dans l'Indiana, composée de nombreuses infrastructures (moulins, usine textile, tannerie...), qui deviendra la communauté autonome de New Harmony. Régis par une Charte de la communauté égalitaire de New Harmony, tous les membres devaient être vus comme appartenant à une même famille - ce qui fait référence à la communauté telle que définie sociologiquement par Tönnies -, qui vivraient sur un pied d'égalité en matière de nourriture, d'éducation, de logement, etc. Owen imaginait une ville où les bâtiments seraient organisés en forme de parallélogramme, comme le montre le plan dessiné par l'architecte Thomas Stedman Whitwell :
Une exposition à la BNF sur les utopies présentait un document rare de 1826-1828, un numéro de The Co-operative Magazine and Monthly Herald (dirigé par Owen lui-même) dans lequel il était question de New Harmony. On y apprend notamment que les quatre côtés du parallélogramme devaient être occupés par des maisons avec des écoles et des "salles de conversation" aux angles. Hélas, l'édifice tel que dessiné par l’architecte ne fut jamais bâti et les quelque 800 à 900 personnes qui participèrent à la communauté de New Harmony (de nos jours l'on dirait l'expérience de New Harmony) virent l'utopie s'effondrer en 1828, en raison d'une population trop hétérogène (utopistes, aventuriers, vagabonds...), d'une trop grande désorganisation, de contestations (présence de surintendants dans une communauté égalitaire...) et d'une mauvaise gestion.
Au-delà de cet échec, les idées promues par Owen eurent une postérité. En effet, d'anciens membres de New Harmony et même des associations d'ouvriers ou commerçants intéressées par sa vision du monde créèrent de telles communautés au Royaume-Uni, même si parfois leurs statuts furent bien éloignés de la Charte de New Harmony... Mais surtout, les idées d'Owen sur l'éducation connurent un certain écho aux États-Unis, pays où le rêve américain s'harmonisait fort bien avec la foi dans l'éducation pour soigner les maux de la société !
Alors que la crise liée à la pandémie de covid-19 devrait coûter très cher à l'État français, la Commission sur l’avenir des finances publiques, présidée par Jean Arthuis, a préconisé que "les dépenses publiques augmentent tendanciellement moins vite que les recettes, c’est-à-dire moins vite que la croissance potentielle" tout en veillant à "s’assurer de ne pas sacrifier les dépenses ou investissements d’avenir". Bref, la question de la dépense publique refait fort opportunément surface avant l'élection présidentielle, même si pour le moment ce sont plutôt celles du pouvoir d'achat et du prix de l'énergie qui agitent les médias...
Les dépenses publiques : quelques faits
Par définition, les dépenses publiques correspondent à la somme des dépenses de l’ensemble des administrations publiques : État, bien entendu, mais aussi organismes divers d’administration centrale (ODAC), administrations publiques locales (APUL) et administrations de Sécurité sociale (ASSO). Au total, les dépenses publiques en 2016 s'élevaient à 1 257 milliards d'euros (l'année n'a que peu d'importance pour mon propos, puisqu'il s'agit d'en expliquer les ressorts) :
[ Source des données : INSEE - Comptes nationaux ]
Ce sont les dépenses de protection sociale qui représentent la plus grande part des dépenses publiques en France, tout comme dans les autres États membres de l'UE :
[ Source : Eurostat ]
Plus précisément, ce sont les dépenses liées à la vieillesse (dont les retraites !) qui représentent la part la plus importante des dépenses de protection sociale :
[ Source : Eurostat ]
Au total la France, avec une dépense publique équivalente à environ 55,6 % du PIB (source Eurostat), se situait en tête du peloton européen avant la pandémie :
En tout état de cause, il faut faire pièce à l'idée fausse selon laquelle si les dépenses publiques représentent 56 % du PIB, alors il ne reste plus que 44 % pour le privé. Au contraire, dépenses publiques et dépenses privées ne sont pas une part du gâteau PIB ; il ne s'agit là que d'une manière pratique de comparer en pourcentage du PIB des données dont les montants en milliards d'euros dépassent de loin notre niveau de perception. La dépense publique n'est pas prélevée sur la production.
Faut-il diminuer les dépenses publiques ?
Ce sont les prélèvements obligatoires qui servent à financer les dépenses publiques :
[ Source : Insee ]
Moyennant quoi, le fort taux de dépenses publiques en France s'explique avant tout par le choix de répondre collectivement en France (jacobinisme quand tu nous tiens...), et par le secteur public, à certains besoins. D'où une différence d'environ 8 points avec la moyenne de la zone euro, dont la moitié s'explique par la protection sociale et principalement les retraites. Et privatiser le système de retraites pour le livrer aux fonds de pension ne résoudrait la question qu'en apparence, puisque la baisse de dépenses publiques enregistrée serait compensée par des placements désormais privés dans les fonds dont il n'est pas évident que les coûts de gestion soient plus faibles que la branche vieillesse de la Sécu !
Plutôt que de focaliser l'attention sur le seul montant des dépenses publiques, il importe surtout de s'interroger sur leur nature, leur efficacité, leur nécessité, etc. Mais c'est là un travail bien plus fastidieux et assurément moins vendeur en matière politique, d'autant qu'il faudra admettre que les administrations publiques ne s’enrichissent pas elles-mêmes en dépensant, au contraire elles contribuent à augmenter la capacité de production de richesses futures de l’ensemble de l’économie par des investissements porteurs, des subventions bienvenues ou des dotations suffisantes.
Autrement dit, les dépenses publiques de l'État n'ont rien à voir avec les dépenses d'un ménage comme certains s'échinent à le répéter ; elles sont avant tout le fruit d'un compromis social entre des citoyens qui veulent œuvrer à l'intérêt commun. L'on ne peut donc échapper à une réflexion sur l'articulation entre le secteur privé et le secteur public, afin de fixer les missions que les citoyens français veulent confier à la puissance publique.
Répétons-le : s'il est indispensable de s’interroger sur la nature et l'efficacité des dépenses publiques, il faut néanmoins se garder de vouloir les couper à tout prix, sous peine de plonger l'économie dans un tourbillon récessif. À moins que l'objectif ultime ne soit de privatiser subrepticement les services publics après les avoir asséchés et désorganisés... Il s'agit alors d'une politique des caisses vides, traduction euphémisée de la politique néolibérale « starve the beast » (« affamer la bête ») , comme le rappelle avec brio Bruno Amable. En pratique, c'est le traditionnel argument du trou de la Sécu, qui permet de faire passer dans l'opinion publique la nécessité d'une réponse forte et courageuse consistant à réduire les dépenses tout en baissant parallèlement les recettes (les cotisations et impôts), car les prélèvements obligatoires sont réputés inutiles. Bref, on affame la bête jusqu'au point où elle n'est plus capable d'avancer. Il devient alors facile de justifier la mise en coupe réglée ou la privatisation de la Sécu, en affirmant qu'il s'agit là du seul viatique...
Le débat actuel laisse notamment entendre qu'il n'est pas possible de taxer mieux (en particulier les plus riches qui sortent magnifiquement leur épingle du jeu fiscal comme je l'ai montré dans ce billet). C'est tout simplement (mais qui s'en souvient ?) l'argumentaire développé depuis deux décennies par le MEDEF. En effet, pour le dire simplement, selon eux si les dépenses publiques baissent, alors il est possible de diminuer concomitamment les impôts prélevés pour les financer en particulier ceux des entreprises. Ce faisant, le patronat imagine le cercle vertueux suivant : baisse des impôts et cotisations sur les entreprises => hausse des marges => hausse de l'investissement => hausse des emplois.
Les plus attentifs de mes lecteurs auront certainement reconnu là un enchaînement popularisé par le chancelier ouest-allemand Helmut Schmidt en 1974 et qui lui vaut désormais le nom de théorème de Schmidt (sic !). Sauf que ce théorème n'a que très rarement fonctionné dans nos économies (c'est le charme des sciences sociales qui se prennent pour des sciences dures), au point qu'on avait fini sinon par l'oublier au fil des ans au moins par le mettre au placard des curiosités économiques, pour mieux le retrouver ces derniers mois comme tous les concepts "zombie".
Le monde d'après, expression répétée ad nauseam par des politiques incapables de proposer une véritable vision alternative de la société, semble prendre une tournure austéritaire tant sur le plan économique que politique. Est-ce vraiment là le nouveau contrat social dont rêvent les citoyens français ?
C'est peu dire que la flambée des prix de l’énergie est au cœur de l’actualité. À tel point que le dernier budget de l'État pour le quinquennat, dont j'ai parlé dans ce billet, donne lieu à une foire d’empoigne entre les différents partis politiques, chacun proposant une solution qu'il considère comme la meilleure pour défendre le pouvoir d'achat des Français. En tout état de cause, le gouvernement surveille les prix de l'énergie comme le lait sur le feu, avec en mémoire la crise des gilets jaunes... Comme beaucoup de choses ont déjà été dites sur le prix du gaz, dans ce billet, nous allons plutôt nous concentrer sur les prix de l'électricité.
Comparaison des prix de l'électricité au sein de l'UE
Globalement, les Français payent moins cher leur électricité que la moyenne européenne, comme le montre Eurostat :
Comment se calcule le prix de l'électricité en France ?
Le prix de l’électricité pour les particuliers dépend de plusieurs facteurs, sachant que depuis 2007, le marché de l'électricité et du gaz est ouvert à la concurrence pour les particuliers :
* les coûts de fourniture de l’électricité, dont tout à chacun comprend qu'il dépend du contexte (temps, saison...) ;
* les taxes (la Contribution au service public de l’électricité (CSPE) qui finance les missions de service public de l’électricité, les Taxes sur la Consommation Finale d’Electricité (TCFE) définies par chaque commune et chaque département, la Contribution Tarifaire d’Acheminement (CTA) qui finance la retraite du régime IEG, la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) qui s’applique avec un taux réduit de 5,5 % sur l'abonnement HT et la CTA, et un taux de 20% sur le prix de l’électricité HT, sur la CSPE et les TCFE) ;
* les coûts d’acheminement ;
* les options tarifaires et la puissance (heures pleines/heures creuses, abonnement, puissance installée du compteur...).
Le graphique ci-dessous présente la décomposition du prix moyen de l'électricité, tous consommateurs (à l’exception de la branche électricité) et tous types d’offres (tarifs réglementés ou offres de marché) confondus :
[ Source : Bilan énergétique de la France pour 2019 ]
L'ouverture à la concurrence pour les ménages
Sans vouloir trop complexifier ce billet, il me semble important de rappeler le basculement qui s'est opéré lors de l'ouverture à la concurrence. Historiquement, lorsque EDF était encore une entreprise publique intégrée, la tarification de l'électricité devait intégrer les coûts réels de production, de transport et de distribution de l’électricité, afin que le prix payé par le consommateur reflète le coût réel de fourniture de l'électricité par EDF. D'où, ce que les économistes appellent une tarification au coût marginal de production du dernier kWh. Or, comme ce coût marginal varie tout au long de l'année, EDF avait mis en place une tarification à deux étages :
* la part fixe, qui était proportionnelle à la puissance souscrite et devait couvrir le coût d’investissement et le coût de maintenance du parc de production ;
* la part variable, qui était proportionnelle à la quantité d'électricité consommée et devait s'approcher d'une tarification au coût marginal.
Après 2007, il fut question de démanteler le monopole d'EDF, de supprimer les tarifs réglementés (TRV) et de permettre aux fournisseurs alternatifs de racheter à EDF une partie de sa production nucléaire à un tarif compétitif appelé ARENH (Accès Régulé à l'Electricité Nucléaire Historique).
Ainsi, avant 2007, il n'existait que les Tarifs Réglementés de Vente (TRV) proposés par EDF (souvenez-vous, les tarifs bleu, jaune et vert). Si ces tarifs réglementés ont bien été conservés après 2007, désormais définis par le ministère sur proposition de la CRE et révisés deux fois par an (en août et février), ils doivent refléter les coûts d’approvisionnement des fournisseurs alternatifs pour assurer la concurrence, c'est-à-dire que les fournisseurs alternatifs doivent être en mesure de proposer un prix plus bas que les TRV. Si pendant des années ces offres permettaient de faire des économies en raison des prix faibles sur les marchés de gros, il n'est pas certain qu'il en soit de même dans les mois à venir au vu des hausses que connaît ce marché. Les TRV seront dès lors peut-être plus à même de protéger le consommateur des secousses des marchés (et de la faillite du fournisseur alternatif), même si la hausse des prix de l’électricité est généralisée.
Les prix de gros de l'électricité
L’électricité pour les professionnels (électriciens, fournisseurs alternatifs et financiers/spéculateurs) peut s’échanger de gré à gré (marché spot) ou sur des bourses :
* European Power Exchange (Epex) Spot est la bourse du marché spot français ;
* European Energy Exchange (EEX) Power Derivatives est le marché des produits à terme.
Ce faisant, l'on comprend vite que même s'il n'y a qu'une faible part de la fourniture d'électricité qui s'appuie effectivement sur le marché spot, cela signifie tout de même que la Commission européenne s'est persuadée que l'énergie, et l'électricité en particulier, est une marchandise comme une autre qu'un marché en libre concurrence est à même de réguler efficacement. Bref, le splendide modèle britannique qui est en faillite ! Et comme l'Europe de l'éducation avait pris l'eau, comme l'Europe de la défense avait pris l'eau, comme l'Europe de la recherche avait pris l'eau... Pourquoi se priver de faire prendre l'eau à l'Europe de l'énergie ?
Pour l'électricité, les dépenses de réseaux et d'infrastructures sont tellement gigantesques, que l'on parle en théorie économique de monopole naturel. Il n'y a donc rien de bon à attendre à une libéralisation d'un tel marché, sauf des déséconomies d'échelle et des faillites en cascade ! Peu de gens comprennent que l'électricité est un marché de contraintes physiques et que pour maintenir l'approvisionnement en courant, une tarification au coût marginal sur le marché du gros implique de fixer le prix du MWh sur la centrale la moins productive (= la plus chère). D'où une hausse du prix du gros qui se répercute sur le prix au client, même si encore une fois la part du spot est en fin de compte assez faible. C'est en fait le mode de calcul qui n'est pas adapté à la réalité du monde de l'électricité : une hausse du prix du gaz fait ainsi monter le coût de production d'électricité par une centrale à gaz, d'où une hausse des tarifs de l'électricité pour le client !
La Commission ne veut rien changer
On l'aura compris, si la Commission européenne accepte que les États membres de l'UE prennent des mesures en ordre dispersé (gel des tarifs, abaissement de la fiscalité, chèques-énergie...), et normalement interdites par la réglementation européenne, c'est que le spectre d'une crise sociale majeure - qui couve depuis des années - inquiète au plus haut point ! Mais, il ne faudra pas compter sur la Commission pour changer quoi que ce soit dans le calcul du prix de l'électricité, le marché de l'électricité en libre concurrence étant vu comme le meilleur outil de régulation, vision partagée publiquement par l'Allemagne...
Bref, ceux qui s'imaginaient que le monde d'après covid-19 ferait la part belle au bon sens et à des changements d'idéologie en sont pour leurs frais. Le marché en concurrence libre demeure l'alpha et l'oméga des politiques publiques de l'UE. Quant à ceux qui pensent encore qu'une baisse des taxes sur l'électricité permettra mécaniquement une baisse des prix pour les ménages, ils se trompent lourdement et je les invite à revoir l'histoire de la TIPP flottante de Jospin, un manque à gagner de 2,7 milliards d'euros pour l'État pour seulement 2 centimes d'euros en moins par litre...
À quelques encablures de l'élection présidentielle, le dernier projet de loi de finances du quinquennat vient d'être présenté en Conseil des ministres avec pour ambition de soutenir la relance et l’investissement tout en cherchant à maîtriser les dépenses publiques. Un grand écart, qui augure mal du prochain quinquennat... C'est pourquoi, après ma conférence sur la dette et mon billet sur l'inflation monétaire, il me semblait utile de consacrer un billet à ce budget 2022 très électoraliste...
Les recettes nettes de l'État
Ce budget anticipe une hausse de presque toutes les recettes fiscales, conséquence de la reprise de l’activité, d'où un total de recettes nettes qui s’élèverait à 310,9 milliards d’euros en 2022 :
[ Source : PLF 2022 ]
Cette hausse des recettes nettes devrait permettre de dégager des marges de manœuvre pour valoriser politiquement deux indicateurs mis en avant par le gouvernement comme le signe de sa réussite économique durant le quinquennat :
* la baisse du taux de prélèvements obligatoires (43,5 % en 2022), dont on sait pourtant qu'il n'est pas un très bon indicateur, car il ne reflète pas seulement les hausses ou les baisses d'impôts, mais aussi l'évolution de la conjoncture ;
[ Source des données : PLF 2022 ]
* l’abaissement du taux de l’impôt sur les sociétés de 33,3 % en 2017 à 26,5 % en 2021 (27,5 % pour les grandes entreprises) et 25 % en 2022 pour toutes les entreprises, afin nous dit-on à Bercy de "converger vers la moyenne européenne avec un effet direct sur l’investissement à long terme".
Qu'il est désespérant de constater que le gouvernement croit encore à l'effet d'une baisse d'impôt sur l'investissement des entreprises ! En effet, si l'on mesure l’investissement des entreprises par le taux d’investissement net en valeur (pour éviter les effets de qualité dans le prix et le biais d’obsolescence qui oblige à investir plus en brut pour le même investissement net), alors comme le montre le graphique ci-dessous, il y a sous-investissement des entreprises en France depuis 2008, qui ne résulte pas de profits trop faibles, mais du niveau trop élevé de rentabilité exigé par les actionnaires et de l'incertitude !
[ Source : Natixis ]
Les dépenses nettes de l'État
En 2022, les dépenses nettes de l’État pour 2022 s’élèveraient à 454,6 milliards d’euros : 385 milliards d’euros pour les dépenses du budget général, 43,2 milliards pour les collectivités territoriales et 26,4 milliards pour l’Union européenne.
[ Source : PLF 2022 ]
Globalement, les fonds alloués aux différentes augmentent à quelques exceptions notables près, même si ces hausses ne sont parfois que des gouttes d'eau face à l'immensité des chantiers :
Je consacrerai un prochain article de mon blog à la question des dépenses publiques, donc je serai plutôt bref aujourd'hui. Je rappellerai juste qu'elles correspondent à la somme des dépenses de l’ensemble des administrations publiques : État, bien entendu, mais aussi organismes divers d’administration centrale (ODAC), administrations publiques locales (APUL) et administrations de Sécurité sociale (ASSO).
En 2022, les dépenses publiques devraient représenter 55,6 % du PIB, contre 59,9 % en 2021. Mais cette baisse est en trompe-l’œil, dans la mesure où ce budget tient compte de la diminution des dépenses de soutien d’urgence et de relance (34,5 milliards d’euros), tandis que les dépenses des ministères — appelées dépenses pilotables — devraient augmenter de près de 12 milliards d’euros. Cela permet juste aux ministres de répéter en chœur (et avec la main sur le cœur pour certains !) que ce budget vise la "maîtrise des dépenses publiques", "la rationalisation des moyens de l’administration", "le sérieux budgétaire", "la mutualisation des moyens" et j'en passe...
Le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), organisme indépendant placé auprès de la Cour des comptes, n'a en revanche pas goûté les imprécisions et incomplétudes de ce budget, comme cela ressort très clairement de l'avis qu'il a rendu et qu'il faut lire :
Plutôt que de longues phrases, voici l'évolution du solde général du budget de l'État :
[ Source : PLF 2022 ]
En 2022, le déficit budgétaire s'élèvera à 143,4 milliards d’euros, contre 197,4 milliards en 2021. En ajoutant les soldes de toutes les administrations publiques, dont celui de la Sécurité sociale qui est dans le rouge, l’on obtient un déficit public de 4,8 % du PIB pour 2022, qui sera financé par de la dette publique dont le niveau atteindrait 114 % du PIB en 2022 après 115,6 % en 2021 :
Et comme gage de son sérieux budgétaire, le gouvernement a décidé de mettre en œuvre un mécanisme de cantonnement de la dette liée à la covid-19 (165 milliards pour l’État et 65 milliards pour la Sécurité sociale). Cela le contraindra à affecter chaque année, jusqu'en 2042 (sic !) une partie des recettes à ce désendettement (1,9 milliard d'euros en 2022), au détriment, hélas, d’autres priorités… Et le pire est que nombre de citoyens finissent par penser que le remboursement de la dette publique - notion floue au niveau macroéconomique - est une priorité, ce qui révèle une véritable violence symbolique au sens que lui a donné Bourdieu !
Et après les élections en 2022, je parierai que le prochain gouvernement nous jouera le couplet de la nécessaire austérité budgétaire au nom de crédibilité de la France, de la compétitivité et de tout ce que vous voulez. Dans les conditions actuelles, où le corps social menace de s'effondrer, cela risque d'être un requiem...