Primaire de gauche (sic !) oblige, je ne pouvais faire l'impasse sur le revenu universel puisque celui-ci s'est imposé dans ce débat comme l'étendard porté par Benoît Hamon. Dès lors, après mon analyse des bons chiffres apparents de la Sécurité sociale, je vais chercher à vous donner les clés nécessaires pour comprendre les tenants et aboutissants du revenu universel, d'autant que j'avais consacré il y a quelques mois une chronique à ce sujet sur les ondes de Radio Jerico.
Quant à ceux de mes lecteurs qui réclament un billet sur Emmanuel Macron, je serai ravi de leur donner satisfaction pour peu que ce dernier se décide à publier un programme... En effet, comme l'a montré la spécialiste du discours politique Cécile Alduy, la candidature de Macron ne repose sur aucun contenu étayé mais quasi uniquement sur la force et la forme du discours. D'où l'emploi de termes faisant consensus à gauche comme à droite : "révolution", diagnostic",...
Bref, c'est la définition même de ce que l'on appelle une bulle médiatique ! Mais le besoin de changement est si fort actuellement dans la société française, qu'il devient possible de fédérer des personnes de toutes obédiences politiques derrière un candidat proclamé "anti-système", alors qu'un tel attribut est à l'évidence usurpé puisqu'il en est le pur produit : ancien banquier d'affaires, très proche conseiller de François Hollande, ministre du gouvernement socialiste, etc. Qu'importe, je ne sais que trop combien la politique est plus affaire de persuasion que de conviction, d'émotion que de raison, même si bien entendu l'habillage subtil du discours laisse à penser le contraire de prime abord.
Par ailleurs, qui se souvient encore de la campagne présidentielle de 2007 durant laquelle Nicolas Sarkozy suscita tant d'espoirs de changement à la faveur notamment de la promesse de "travailler plus pour gagner plus", et de l'énorme déception qui en résultat quelques années plus tard ? À croire que le peuple se condamne tous les cinq ans à rêver d'un changement providentiel de régime à moins que ce ne soit l'élu qu'il faille affubler de cet adjectif...
Quant d'aucuns retiennent de Rousseau cette affirmation pleine de bon sens "L'homme est né libre, et partout il est dans les fers", moi je lui préfère cet autre constat tout aussi pertinent dans la société anglaise de son temps que dans notre France de 2017 : "le peuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement ; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde".
En effet, au risque de me faire traiter de populiste, il m'apparaît certain qu'en l'absence de changement profond dans le fonctionnement des institutions européennes - ce que ni Macron, ni Fillon, ni Valls (et ni ni) ne veulent réellement -, le nom du chef de l'État importe peu, puisqu'on le prive de facto des instruments légaux et légitimes du changement au sein de notre pays. Albert Einstein disait d'ailleurs fort à propos que "la définition de la folie, c'est de refaire toujours la même chose, et d'attendre des résultats différents".
Mais lovés dans leur petit chez-soi, nombre de Français se persuadent que si le système a tenu bon jusqu'à présent il tiendra bien encore quelques décennies, confortés en cela par les ludi circenses et autres pseudo-joutes électorales qu'on leur offre à la télévision pour les tenir encore un peu en servitude volontaire. Bref, un retour à la société du spectacle décrite avec brio par Guy Debord en 1967. De Juvénal à nos jours, le moyen de faire perdurer une société déclinante (décadente ?) est par conséquent toujours le même, mais il n'empêche pas l'effondrement final. Pourtant, je ne compte plus les réactions indignées après le vote du Brexit ou pire l'élection de Donald Trump à la tête des États-Unis. À croire que "l'enfer c'est toujours les autres"...
Après ces longs prolégomènes que le lecteur me pardonnera mais qui me semblaient indispensables en ces temps critiques, j'en viens enfin au revenu universel qui, je tiens à le préciser d'emblée, n'est pas une idée partisane (clivante diront les belles âmes...) et ne présume en rien de mes préférences politiques !
Qu'est-ce que le revenu universel ?
On le trouve sous diverses dénominations (revenu universel, revenu de base, revenu citoyen, revenu inconditionnel, allocation universelle, revenu d'existence, etc.), mais l'idée est toujours à peu près la suivante : verser, sans condition, une somme fixe tous les mois aux habitants d'une zone géographique quelle que soit leur situation vis-à-vis de l'emploi. Ce revenu offrirait donc la possibilité à chacun de travailler ou non pour compléter cette allocation d'un montant compris entre 350 et 1 000 euros par mois qui, insistons, serait versée à tous sans aucun critère familial, financier ou patrimonial.
Dans une première mouture, certains imaginent souhaitent conserver les différentes prestations sociales comme la retraite ou l'allocation chômage, et ne ferait donc de ce revenu universel qu'un impôt négatif au sens de Milton Friedman. C'est l'idée du LIBER, qui doit permettre à chacun de subvenir à ses besoins fondamentaux et consisterait en un crédit d’impôt financé par un impôt sur tous les revenus appelé LIBERTAXE. Une autre vision du revenu universel consiste en sa substitution à tous les autres versements, tant pour des raisons de simplicité que de coûts. Bernard Friot, quant à lui, avance l'idée d'un "salaire à vie", versé sans condition dès l'âge de 18 ans pour une échelle de revenus comprise entre 1 500 et 6 000 euros.
Quels sont les politiques qui en parlent ?
Aussi surprenant que cela puisse paraître, le revenu universel est devenu une idée qui dépasse les divisions politiques. Ainsi, a-t-on vu outre Benoît Hamon qui en a fait la pierre angulaire de son programme pour la primaire de gauche, Nathalie Kosciusko-Morizet défendre ce projet à l'instar de Dominique de Villepin ou du très libéral Alain Madelin.
Dans une certaine mesure, même Manuel Valls s'y est frotté en ce qu'il a évoqué la possible création d'un revenu universel en substitution à l'ensemble des prestations sociales actuelles. Plus précisément, suite au rapport de Christophe Sirugue sur la réforme des minima sociaux remis en avril 2016 au Premier ministre, il s'agirait de proposer à toute personne de plus de 18 ans une "couverture socle commune" pour remplacer les dix minima sociaux dont le fonctionnement est parfois très complexe.
[ Source : Rapport Sirugue ]
Cette nouvelle couverture serait complétée par un "complément d’insertion" et un "complément de soutien", comme montré sur le schéma ci-dessous :
[ Source : Rapport Sirugue ]
On est donc loin d'un véritable revenu universel comme défini plus haut, car ce dispositif s'apparente plus à une simplification des prestations sociales. De l'usage du mot juste en communication politique...
Au reste, ce débat est très ancien, puisqu'on en retrouve trace dès le XVIIIe siècle chez Thomas Paine, philosophe américain très engagé dans la Révolution (des deux côtés de l'Atlantique d'ailleurs...), qui a commis un traité sur la Justice agraire dans lequel il proposait une dotation en terre pour tous et une rente foncière pour les vieux jours !
Combien coûterait une telle mesure ?
Tout dépend bien entendu du montant de l'allocation universelle et des prestations sociales qui seront supprimées pour le financer. Ci-dessous, vous trouverez une simulation menée par la Fondation Jean Jaurès où un volume important de dépenses publiques actuelles sont recyclées (pour agrandir, clique-droit sur l'image et choisissez "afficher l'image") :
[ Source : Fondation Jean Jaurès ]
[ Source : Fondation Jean Jaurès ]
Et en résumé :
[ Source : Ouest France ]
Les critiques de gauche et de droite !
L'irruption d'un tel sujet sur le devant de la scène, considéré comme anecdotique voire carrément utopique il y a encore cinq ans, témoigne à mon sens de la prégnance de la crise sociale que l'élite politique a trop longtemps mis sous le boisseau quand elle ne l'a pas splendidement déniée.
Pour les libéraux, l'instauration d'un tel revenu universel permettrait de responsabiliser les individus et de limiter le poids de l'intervention d'État dans l'économie, au point que le revenu universel est pour eux l'équivalent dans la sphère sociale de la flat tax dans la sphère fiscale.
Les plus interventionnistes, au contraire, voient dans le revenu universel un outil de lutte contre la pauvreté dans un monde où le travail se fait rare et d'émancipation, en ce qu'il permet au citoyen de se consacrer à des activités culturelles et associatives que les contingences matérielles de la vie limitaient.
[ Source : Le Monde ]
Mais selon moi, il s'agit selon moi d'une évolution dangereuse, en ce sens que l'instauration d'un revenu universel engendre un désengagement de la société sur la question de l'emploi, et partant de l'affiliation à la communauté des humains pour reprendre les termes du sociologue Robert Castel, problématique que l'on retrouvait déjà chez Freud. À cela s'ajoute la question de la reconnaissance de l'utilité sociale dont chacun a besoin pour faire société et dont le travail reste un des plus puissants aiguillons.
Je crains par conséquent que le revenu universel ne soit au fond qu'un palliatif pour une société atteinte d'anomie et qui cherche à sauver l'existant capitaliste - qui a pourtant déjà détruit les métiers au profit des emplois au XIXe siècle tout en inventant les bullshit jobs à la fin du XXe - en créant un cautère à placer sur une jambe de bois.
Ainsi, au-delà du montant colossal du financement, le principal reproche fait par les électeurs de droite au revenu universel est son incitation à l'oisiveté, ce que le célèbre philosophe américain John Rawls appelle "la critique du surfeur de Malibu". Il est vrai que cette mesure heurte frontalement notre vision de la société du travail, sur laquelle est bâtie une grande partie de la Sécurité sociale au travers des cotisations sur le salaire.
De plus, le calibrage du revenu est un vrai problème, car trop faible il ne réduira pas la pauvreté mais trop fort il risque d'avoir un effet désincitatif sur le travail. Or, si trop peu de personnes travaillent, les recettes fiscales pourraient baisser et donc compromettre le financement du revenu universel. Il s'agit donc d'estimer avec précision le salaire de réserve, qui dépend bien entendu de plusieurs paramètres dont le niveau des minima sociaux et les conditions de travail, c'est-à-dire la rémunération en-dessous de laquelle le travailleur refuse de s'engager à travailler.
Pour de nombreux électeurs de l'autre bord politique, le revenu universel serait une nouvelle arme de domination entre les mains des capitalistes, puisque le travail pourrait être bien moins rémunéré que dans le passé (en particulier le SMIC) et surtout affranchi des droits traditionnellement liés au statut de salarié. C'est du reste tout l'objet de la critique faite par Robert Castel, déjà cité plus haut, en réponse à l'optimisme d'André Gortz à ce sujet. D'un mot, sa peur est que la longue conquête des droits sociaux et d'un soupçon de "domestication du marché" (Karl Polanyi) ne soit remise en cause.
Des pays l'ont-ils déjà mis en oeuvre ?
Des expériences assez nombreuses et plutôt concluantes ont déjà été menées dans nombre de pays, certaines encore en cours comme :
* aux États-Unis dans les années 1970, mais aussi au Canada (Manitoba), en Inde (Madhya Pradesh) et en Namibie ;
* en Alaska (2 072 dollars par an) sur la base de la rente du pétrole et à Macao (610 - 1 020 euros par an) grâce à l'argent des jeux ;
* en Finlande depuis le 1er janvier 2017 où une expérience concerne 2 000 personnes en recherche d'emploi, à qui l'on verse 560 euros par mois même s'ils reprennent un emploi.
Enfin, signalons que la Suisse avait soumis l'instauration d'un revenu universel à votation populaire en juin 2016, mais que le niveau très élevé proposé (2500 francs suisses soit environ 2 200 euros à cette date) a visiblement fait peur aux citoyens helvètes...
Pour finir, voici une petite vidéo qui résumera l'essentiel à retenir sur le revenu universel :