La coupe du monde de football a commencé, mais il ne faudrait pas qu'elle soit un prétexte pour les citoyens de déposer leur cerveau aux vestiaires. Au contraire, c'est dans ces périodes d'euphorie sportive savamment entretenues par le gouvernement, que des décisions importantes sont prises... Actuellement, ce sont les aides sociales qui occupent le devant de la scène, et elles risquent fort de subir des coupes massives pendant qu'une large part du peuple abdique sa raison devant les ludi circenses.
Les aides sociales en France
De manière simple, on peut définir les aides sociales comme l'ensemble des prestations en espèces (allocations...) et en nature (actions sociales, services...) que les institutions de protection sociale versent pour couvrir les ménages contre différents risques (santé, vieillesse-survie, maternité- famille, emploi, logement, pauvreté-exclusion sociale). Hors frais de fonctionnement et de gestion, elles représentaient en 2015 environ 700 milliards d'euros soit 32 % du PIB, financées à deux tiers par les organismes de Sécurité sociale, sous forme de cotisations, d'impôts, de taxes et de dotations aux collectivités.
Les principales aides sociales au niveau national sont les suivantes :
[ Source : le Parisien ]
Le risque vieillesse représentait 45,6 % des prestations en 2015 (319,7 milliards d'euros), le risque santé 34,9 % (244,9 milliards d'euros), le risque famille 7,7 % (54,2 milliards d'euros), le risque emploi 6,2 % (43,6 milliards d'euros), le risque logement 2,6 % (18,1 milliards d'euros), le risque pauvreté 3 % des prestations (20,7 milliards d'euros).
Rien que pour la CAF, les chiffres sont les suivants :
[ Source : Sud Ouest ]
Depuis la loi du 13 août 2004, c'est le département qui est devenu chef de file de l'aide sociale en France. La Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) rappelle que l’aide sociale des conseils départementaux "comprend des prestations et services destinés aux personnes qui se trouvent dans l’impossibilité de faire face à un état de besoin en raison de la vieillesse, du handicap ou de difficultés sociales. Elle s’exerce dans quatre domaines principaux : l’aide aux personnes âgées, l’aide aux personnes handicapées, l’aide sociale à l’enfance ainsi que l’aide aux personnes en situation de précarité".
Dans le détail, l'aide sociale départementale est composée de :
* l'aide sociale aux personnes âgées, qui comprend les dépenses pour l'aide à domicile et à l'hébergement ;
* le RSA et les dépenses liées aux contrats uniques d'insertion (CUI) ;
* l'aide sociale aux personnes handicapées, qui comprend les dépenses d'aides à domicile et d'hébergement notamment dans certains établissements spécialisés ;
* l'aide sociale à l'enfance, qui comprend les dépenses pour les enfants placés et les mesures d'aide éducative ;
Trop d'aides sociales ?
Il faut d'abord s'entendre sur l'adverbe trop. S'agit-il d'un nombre trop important de dispositifs (voir plus loin dans ce billet) ? Ou bien leur montant est-il trop élevé ? Trop élevé par rapport à quoi au fait ?
La Drees nous donne des éléments de réflexion, puisque dans une étude elle a montré que "les dépenses de prestations sociales ont ralenti au cours des trente dernières années. Leur croissance annuelle moyenne à prix constants est de 3,2 % entre 1981 et 1992, de 2,5 % entre 1992 et 2003 et de 2,3 % entre 2003 et 2014. Néanmoins, les prestations sociales représentent une part croissante du PIB : environ 25 à 26 points de PIB durant la décennie 1980, puis de l’ordre de 28 points de PIB au cours des décennies 1990 et 2000, et plus de 30 points de PIB depuis 2009".
Globalement, selon la même étude, entre 1981 et 2014, les dépenses sociales de santé et de vieillesse ont été maîtrisées, mais celles liées au risque pauvreté-exclusion augmentent fortement depuis l'entrée en fonction du RMI, puis du RSA, alors que le chômage est devenu endémique.
[ Source : Drees ]
Emmanuel Macron a déclaré à l'emporte-pièce que "l'on met un pognon de dingue dans les minima sociaux" :
Ce qui est vrai, c'est que malgré les minima sociaux, la pauvreté augmente dans notre pays comme le montre l'Observatoire des inégalités. Est-ce pour autant une raison de jeter le bébé avec l'eau du bain, d'autant que les principaux minima sociaux pour les plus pauvres représentent une toute petite partie (25 milliards d'euros) des 700 milliards de prestations sociales évoquées plus haut ? Au contraire, je crois que cela soulève de nombreuses questions qui mériteraient d'être traitées - même les plus désagréables - sans a priori.
L'on peut d'ailleurs retourner l'argument est dire que sans les minima sociaux, et plus généralement les aides sociales, la France ne serait pas confrontée qu'à la pauvreté mais à une misère importante. Il suffit pour s'en convaincre de comparer le taux de pauvreté en France avant et après prélèvements obligatoires et prestations sociales ; en 2014, le second est inférieur de 7,9 points au premier, c'est-à-dire que 4,9 millions de personnes sont sorties de l'extrême pauvreté monétaire grâce aux prestations sociales et aux impôts ! Et quand on sait que le coût du logement représente une part importante des dépenses contraintes des ménages, la baisse des APL de 5 euros au moment de la réforme de l'ISF ne peut être qu'un mauvais signal envoyé aux plus modestes...
Au niveau européen, le taux de pauvreté de la France, certes élevé, est sans commune mesure avec nos voisins, ce qui laisse à penser que notre système de prestations sociales a au moins la vertu de limiter la casse des politiques néolibérale (pour quelque temps encore) :
[ Source : Observatoire des inégalités ]
Même l'intensité de la pauvreté, qui mesure l'écart relatif entre le niveau de vie médian de la population pauvre et le seuil de pauvreté, est beaucoup moins élevée en France que dans les autres pays européens.
Quant aux inégalités, celles-ci augmenteraient en flèche en l'absence des prestations, alors que notre système social arrive encore tant bien que mal à les contenir, contrairement aux États-Unis où elles s'envolent. C'est précisément ce que montre l'indicateur de Gini, qui compare l’état de la répartition des revenus à une situation théorique d’égalité parfaite. Ainsi, plus il est proche de zéro, plus on s’approche de l’égalité ; plus il est proche de un, plus on s'approche d'une situation où un seul individu reçoit tous les revenus. Voilà l'évolution de cet indice avant et après redistribution, entre 1998 et 2014 :
[ Source : Natixis ]
Avant la sortie de Macron sur cette question, rendons honneur aux calembredaines de Gérald Darmanin ("il y a trop d'aides sociales", "il y a des aides sociales aujourd'hui pour les gens qui sont cassés par la vie") et de Bruno Le Maire ("à partir du moment où nous réussissons à créer des emplois dans le secteur privé, (…) il peut être légitime de réduire la politique sociale sur l’emploi"). Il faudrait rappeler à ces messieurs que la prime d'activité avait précisément été mise en place en 2016 pour corriger le non-recours au RSA-activité, donc rien d'étonnant à ce que cette prime soit de plus en plus demandée...
Enfin, lorsqu'un ministre des solidarités et de la santé (avec des majuscules à chaque mot, sic !) comme Agnès Buzyn déclare qu'il n’est "pas question de faire des économies sur les plus vulnérables", cela signifie immanquablement que les coupes seront claires !
La fraude sociale
S'ensuit alors un couplet sur la lutte contre la fraude, à base d'affiches du type Far West :
Il est vrai que les chiffres de la fraude aux aides sociales semblent augmenter de manière continue :
[ Délégation Nationale à la Lutte contre la Fraude ]
Or, il faut les mettre tout d'abord en regard de la hausse sensible du nombre de contrôles, qui mécaniquement vont permettre de détecter plus de fraudeurs, et ensuite les comparer à d'autres types de fraudes :
[ Source : aide-sociale.fr ]
En une phrase : la fraude fiscale est très largement supérieure à la fraude aux prestations sociales ! Mais dans la start-up nation voulue par Emmanuel Macron, cette conclusion fait désordre.
Complexité du système social
Nul doute que le système d'aides sociales est devenu un véritable maquis à la force d'empiler les couches administratives et les dispositifs. Il suffit de se rendre sur le site https://mes-aides.gouv.fr pour s'apercevoir que pour évaluer ses droits à 27 aides sociales, il faut déjà une bonne dose de courage. D'où de nombreux non-recours (par exemple un tiers des personnes éligibles au RSA socle n'ont pas fait de demande), qui s'expliquent par la complexité du système, l'ignorance de telles aides, mais aussi par la peur d'être stigmatisée en touchant l'un de ces minima sociaux.
Mais derrière les belles paroles d'une indispensable réforme, on comprend vite que c'est une idéologie bien connue qui affleure : lutter contre l'assistanat. Personne ne nie qu'il y ait des profiteurs et ceux-ci doivent être sanctionnés sévèrement, mais mettre tout le monde dans le même sac c'est prendre le risque de détruire le peu de cohésion sociale qui reste dans ce pays... Car avec le nombre de chômeurs et de pauvres que compte ce pays (voir plus haut), il n'est plus permis d'affirmer que tous sont des tire-au-flanc.
L'argument de la trappe à chômage et plus généralement de la trappe à inactivité se discrédite de lui-même en usant d'un peu de bon sens, d'autant qu'il faudra bien un jour avoir le courage de dire ce que tout le monde sait sans oser le dire : il n'y a plus assez d'emplois pour tout le monde, quant aux emplois bien rémunérés ils sont carrément devenus une denrée rare ! Mais il est certainement beaucoup plus simple - et surtout plus payant en termes électoraux - de désigner les chômeurs et les pauvres comme responsables de leur sort. Salaud de pauvres !
De plus, comme le gouvernement a en parallèle fait d'énormes cadeaux fiscaux aux plus riches (transformation de l'ISF en impôt sur le patrimoine immobilier, suppression de l'exit tax...), il ne faut pas s'étonner que l'un dans l'autre Emmanuel Macron se retrouve affublé du titre de président des riches ! Mais qui osera rappeler que c'est une vague idéologie de ruissellement qui guide les pas du gouvernement ? Pour le dire en une phrase, le gouvernement se persuade à tort que si les riches ne sont pas entravés par trop de réglementations ou d'impôts, ils investiront et consommeront des biens et services, ce qui aura en fin de compte des répercussions positives pour toute l'économie, en particulier pour ceux (écrasés) qui sont tout en bas de la pyramide capitaliste.
Enfin, j'ai tendance à me méfier de cette volonté de passer d'un système bismarckien plutôt lié au paritarisme à un système beveridgien géré directement par l'État, qui se ferait au travers d'un "versement social unique" à l'horizon 2019-2020. Je crains en effet que nombre de prestations soient bientôt liées à des conditions de ressources. Or, cela conduirait inévitablement à la suppression à terme des aides qui ne concernent que les plus pauvres, car quel intérêt aurait un riche à défendre une prestation dont il ne profite pas ?
Le plan de coupe des dépenses publiques
La croisade menée par l'actuel gouvernement contre les aides sociales n'est finalement que l'aboutissement de sa doctrine libérale de réduction des dépenses publiques. Peut-être vous souvenez-vous que durant la campagne présidentielle, c'était à qui ferait l'annonce la plus spectaculaire de réduction des dépenses publiques, ces dernières étant réputées stériles et défavorables au secteur privé :
[ Source : Le Monde ]
Or, outre que les dépenses publiques sont utiles à la croissance à court et long termes, il est faux de croire que tout euro dépensé par l'État l'est au détriment du secteur privé. Bien au contraire, l'État solvabilise nombre de ménages grâce aux aides sociales et sans elles ils ne consommeraient même plus... Ainsi, pour les 10 % les plus pauvres, la Drees nous rappelle que les prestations sociales non contributives représentent près de 50 % de leur revenu disponible ! De plus, il n'y en a pas que pour les ménages, les entreprises profitent aussi des dépenses publiques lorsque l'État prend par exemple à sa charge de plus en plus de cotisations sociales des entreprises, dans l'espoir de les rendre plus compétitives et de les inciter à embaucher. Vous trouverez de plus amples explications dans mon nouveau livre, Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’économie (Ellipses).
Bien entendu, il se trouvera toujours des gens très savants et bien intentionnés pour vous affirmer que d'autres pays ont réussi à faire tout aussi bien en diminuant la dépense publique. Encore faudrait-il définir avec précision ce que signifie "faire aussi bien", puisque nous avons vu que les politiques néolibérales ont laissé des traces indélébiles sur le taux de pauvreté notamment... Et si le taux de chômage baisse, c'est trop souvent en raison de la flexibilisation du travail, entendez précarisation même si elle est rebaptisée fort opportunément flexisécurité. Autrement dit, le chômage baisse mais au prix d'une omerta sur toutes les questions de qualité de l'emploi, de déclassement professionnel et de mal-être au travail ! Avec un haut degré de cynisme, certains en arriveront même à considérer que seul importe la recherche du plein-emploi et que les conditions de travail, même épouvantables, ne sont que secondaires. Au fond, la régression aura été poussée tellement loin, que le bond d'un siècle en arrière sera même qualifié de progrès par la novlangue du management ! Triste et cynique à la fois... Le risque d'une crise sociale et politique n'en sera que plus fort !
Faut-il aussi rappeler que le reste à charge grandissant dans le domaine de la santé est trop souvent occulté ? Faut-il enfin rappeler que la France est par son histoire un pays jacobin où la centralisation est toute à la fois honnie et désirée ? J'ose espérer que le rêve ultime d'Emmanuel macron n'est dès lors pas de mimer le système social anglo-saxon, car alors il faudrait d'urgence diffuser un documentaire de 52 minutes sur l'état pitoyable du système de santé en Angleterre ou aux États-Unis, car les questions sociales et les questions de santé sont intimement liées...
En tout état de cause, en attendant la fin du grand divertissement footballistique, qui n'est qu'une forme plus ou moins évoluée (souvent moins que plus...) des jeux de cirque romains, vous pourrez toujours relire vos classiques sur la société de consommation et du divertissement (depuis Juvénal jusqu'à Michéa, en passant par Debord) pour tenter d'éviter l'abrutissement.