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3 avril 2017 1 03 /04 /avril /2017 12:49

 

 

En 1711, deux voyageurs persans quittaient Ispahan pour entreprendre un long voyage en Europe, qui devait les mener dans le Paris de Louis XIV. Au travers d'une correspondance nourrie, ils décrivirent avec minutie les moeurs, la vie politique, les us et coutumes, et les conditions de vie de l'époque. Elles donnèrent naissance aux plus belles pages de la littérature française (oserait-on encore dire culture française ?) : Les Lettres persanes de Montesquieu.

 

Supposons à présent qu'en ce mois d'avril 2017, l'histoire se répète et que deux voyageurs venus d'une contrée lointaine non identifiée découvrent la France dans l'émoi de la campagne présidentielle. Qu'en diraient-ils dans leurs lettres ? En voici une très probable...

 

Mon cher ami,

 

Nous venons d'arriver à Paris après un long détour dans ce que les Français qualifient souvent péjorativement de Province, entends par là tout ce qui n'est pas à Paris ou dans sa région. Le contraste est des plus saisissants entre ces nombreuses petites bourgades où la disparition de l'activité manufacturière traditionnelle le dispute à un sentiment de déclassement social, si ce n'est d'appauvrissement matériel, et les grandes villes appelées dans leur jargon métropoles dont on ne cesse de vanter le dynamisme.

 

Si j'ai bien compris, les Français-pensants ont persuadé les peu ou pas pensants qu'en dehors de ces grands ensembles démographiques il n'est point de salut économique. Que cela ne corresponde pas à la réalité que nous avons vue ne semble pas déranger outre mesure les Sachants du pays (on dit plutôt intellectuels ici), dont il te faut savoir qu'ils se contredisent tous en tous points, mais dont on mesure la pertinence de leur propos au nombre de passages dans les médias.

 

Et pour notre plus grand malheur, notre caravane est arrivée en pleine période électorale, car tu ne le sais certainement pas, mais les Français ont cette curieuse et fâcheuse manie de voter chaque année tant leur mille-feuille administratif est épais. Dans ce pays, il t'est ainsi possible au cours d'une courte vie de passer d'une fonction politique à une autre au gré des scrutins, puisque je me suis laissé dire que les votant ne tenaient pas rancune à leurs élus pour les promesses non tenues et que le plus souvent même ils n'avaient guère de mémoire selon l'un de leurs Immortels (ce dénommait Jean Mistler affirmait que "la politique est l'ensemble des procédés par lesquels des hommes sans prévoyance mènent des hommes sans mémoire").

 

Le grand professionnalisme de certains est tant reconnu par les citoyens, qu'il leur est même permis de cumuler plusieurs fonctions dont chacune nécessiterait à elle seule dans notre pays les malheureuses vingt-quatre heures que compte une journée. C'est dire combien ces Français-pensants-élus peuvent s'enorgueillir de leur productivité, qui se retrouve jusque dans le nombre de textes de lois qu'une infime partie d'entre eux vote ! Fort heureusement, il y a quelques mois ils ont fait appel à l'équivalent d'un de nos fossoyeurs, dont la lourde tâche fut de raccourcir à la hache le dénommé Code du travail objet de toutes les critiques des Sachants-entrepreneurs. J'ai d'ailleurs eu le plaisir de constater qu'ils ne s'embarrassaient pas plus que nous des questions superfétatoires de démocratie et de consultations populaires, si ce n'est qu'ils appellent cela du doux nom de progrès ou modernisation...

 

Mais ce qui nous aura assurément le plus surpris est la tournure que prend leur la nomination de leur Grand Pacha, appelé dans cette contrée président de la République. En effet, bien que les Français-pensants-élus ne fassent pas plus de cas de leurs sujets que nos Pachas, ils leur concèdent le droit formel d'élire par eux-mêmes leur grand Pacha. Et quand trop de sujets commencent à douter de la réalité de ce droit, les Sachants s'empressent de requalifier celui-ci de devoir civique ("citoyen"), afin de faire vibrer la petite corde patriotique qui peut encore exister en eux ! Mais rassure-toi, j'ai cru comprendre que les sujets votaient finalement toujours pour le Bon Pacha, quitte à exprimer leur mécontentement au premier tour, nom donné au défouloir dans les urnes mis en place avant le vrai vote quinze jours plus tard.

 

Parfois, lorsqu'un candidat pacha honni publiquement de tous mais dont la capacité à fédérer les malheureux du système est grande menace malgré tous les garde-fous de remporter le trône, il reste dans ce Royaume de France un moyen efficace de remettre les choses en ordre : le front républicain. Il s'agit tout simplement de culpabiliser les citoyens mécontents à juste titre du système, qui ont voté contre le Pacha prévu à la succession, afin qu'au deuxième tour de scrutin la famille des Pachas puisse installer l'un des siens sans manifester quelque reconnaissance aux sujets. Garde cette expression en mémoire, car je t'en reparlerai lorsque j'évoquerai les vizirs. Ce système de démocratie formel mériterait vraiment que l'on s'y intéresse à mon retour, afin que nous puissions nous aussi amener ce "progrès" et cette" modernité" dans notre Royaume.

 

Et ce d'autant plus qu'ils sont cette fois onze candidats en lice pour le poste de Grand Pacha, j'ai bien dit onze ! Le plus surprenant est probablement qu'ils ont des profils très variés inconnus dans nos contrées. Cela va du défenseur des prolétaires (autre mot pour plébéiens) au défenseur du libéralisme (autre mot pour patriciens), en passant par les défenseurs de tout et voire de rien. En France, le vocable est toujours plus raffiné et l'on dira donc plutôt gauche, droite et centre, même s'il devient difficile de distinguer nettement la frontière entre la droite de la gauche et la gauche de la droite, à moins qu'il ne faille parler de fausse gauche ou de trahison de la gauche comme j'ai pu l'entendre...

 

Toujours est-il que l'un des prétendants au trône, ancien Grand Vizir du petit pacha, est lui-même accusé de "détournement de fonds publics, complicité et recel d'abus de biens sociaux et manquements aux obligations de déclaration à la Haute autorité sur la transparence de la vie publique". Ne me demande pas de t'expliquer ce que cela veut dire précisément, car mon français n'est pas assez bon pour cela, mais il me semble avoir compris qu'il aurait donné un emploi fictif à sa femme, qui depuis à elle aussi était accusée de "complicité et recel de détournement de fonds publics", "complicité et recel d'abus de biens sociaux". Mais au bout du spectre politique, une autre candidate a maille à partir avec la justice, pour semble-t-il également une question d'emploi fictif, mais celle-ci affirme qu'elle ne répondra pas aux convocations de la justice du Royaume. C'est peu dire que le chômage doit faire des ravages dans le Royaume de France pour que tant de personnes en viennent à obtenir un emploi fictif...

 

J'ai jusqu'à présent oublié d'évoquer la curiosité politique appelée primaires, processus permettant de désigner un satrape dans un parti politique, lorsque celui-ci a perdu sa légitimité et qu'aucun satrape n'a réussi à tuer ses concurrents avant l'élection. On assiste alors à florilège de candidatures et au moins autant de promesses, qui bien entendu viendront s'échouer sur la réalité vécue par les sujets du Royaume de France. Qu'à cela ne tienne, le vainqueur des primaires est porté aux nues comme le guerrier en chef dans les civilisations anciennes primaires, et plutôt que de tuer les perdants ils s'accordent entre eux pour soutenir le nouveau satrape. Cela s'appelle démocratie participative.

 

Enfin, c'est ce que j'avais cru comprendre, mais qui a été démenti dans les faits puisque jamais rien n'est simple dans ce Royaume comme tu l'auras compris. Ainsi, un ancien Grand Vizir du Gros Pacha, a joué de perfidie en abandonnant le nouveau satrape (à revenu universel) à son triste sort pour s'en aller rejoindre le clan du candidat argentier (à revenu important), qui en plus d'avoir été petit vizir et conseiller du Gros Pacha se présente désormais pour devenir calife à la place du calife drapé dans la toge de la virginité politique que d'aucuns qualifient d'anti-système, terme signifiant que les sujets attendent de lui qu'il coupe des têtes lors de son accession au trône à l'instar du Roi des Amériques-américaines.

 

Cet ancien Grand Vizir a du reste compris tout l'intérêt de la médecine prophylactique, dans la mesure où plutôt que d'attendre la fin du défouloir appelé premier tour et ensuite faire appel à la notion vague de front républicain dont je t'avais parlé plus haut dans ma lettre, il a utilisé un concept inconnu sous nos latitudes : le vote utile. Par cet oxymore il préfère prendre les devants et enchaîner les sujets-électeurs dès le premier tour, en leur expliquant que s'ils ne votent pas pour le candidat usurier de son État au premier tour alors nécessairement ils font le lit de la phalange honnie du Royaume. Bref, tu l'auras compris, la notion de vote utile est tout simplement une puissante médecine culpabilisante, à n'administrer qu'à faible dose pour éviter la dépression politique. 

 

Tu noteras du reste toute l'ironie qu'il y a à vouloir placer sur le trône un commerçant de l'argent alors que le monde économique connaît sa pire crise depuis 1929 en raison des comportements délirants des usuriers... Certains Grands Pachas qui feignaient naguère de lutter contre la toute-puissante finance pour s'attirer les bonnes grâces (voix) des sujets tout en concédant à peu près tout aux financiers, doivent en être coi en voyant que désormais c'est carrément un usurier sans masque d'agneau que l'on veut placer à la tête du Royaume ! Peut-être pour l'administrer comme une entreprise avec pertes et profits ?

 

Cher ami, laisse-moi te dire que les Français sont un peuple expérimenté en matière politique, capable de mille ruses pour asseoir sur le trône un Grand Pacha toujours prêt au changement dans la continuité. Ah si seulement nous pouvions prendre exemple sur eux, nos changements dynastiques en seraient facilités en tant que nos sujets penseraient voter pour le changement alors même que c'est la continuité qui se profile !

 

Mais si d'aventure, tu en venais comme moi à te demander comment un peuple de 66 millions de sujets déclarés - qui semble par ailleurs ne pas aimer les visiteurs comme nous de plus de trois mois -, peut accepter sans barguigner un tel mauvais théâtre tous les cinq ans, rassure-toi tout a été prévu. Les Français-pensants-élus et leurs amis Sachants-faiseurs-d'images ont savamment substitué à la Res publica les ludi circenses, afin  de les empêcher de réfléchir et donc de voir les nuages politiques et économiques qui se sont accumulés pour donner un front menaçant. Les velléités de changement et la grogne ne trouvent donc plus à s'exprimer dans les urnes autrement qu'au travers d'un vote protestataire au premier tour et bien conforme aux attentes de succession au deuxième. Heureusement, j'ai vu qu'ils leur restaient les réseaux sociaux, sorte de défouloir électronique où le but du jeu est d'insulter un maximum de personnes en quelques signes sans caractère politique affirmé !

 

C'est ce qu'un dénommé Tocqueville avait déjà mis en exergue au XIXe siècle en écrivant une analyse très fine et circonstanciées de la démocratie en Amérique ; il en déduisait que la démocratie avait tendance à dégénérer en une forme de despotisme :

 

"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

 

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?"

 

Dès lors, n'en déplaise aux Français-pensants-élus, le premier Pacha de France est l'abstention, bien qu'ils feignent de ne pas le voir et continuent à ne pas vouloir comptabiliser le vote en blanc. Ainsi, en France le système oblige à s'exprimer contre un candidat (souvent), pour un candidat (rarement), mais jamais contre tous si ce n'est en s'abstenant. C'est du reste toute la légitimité des partis à représenter les sujets qui est ici interrogée. Mais chut, de tout cela il ne saurait être question publiquement, d'autant que le postulant commerçant de l'argent est en train de rallier à lui tous ses anciens opposants, ce qui démontre au passage (à quelques exceptions notables près) le peu de différence entre les programmes des uns et des autres...

 

Mais ils vont même plus loin, cher ami, puisque fidèles à la tradition des jeux de cirque décrite par Juvénal, ils enseignent désormais l'ignorance dans leurs écoles et appellent cela les compétences, développent des émissions de télévision abrutissantes qu'ils qualifient de culturelles et, comble de l'absurdité, diffusent des journaux télévisés sans contenu informationnel ! 

 

Est-ce à dire, comme nous avons pu l'entendre de-ci de-là, que les postulants au trône sont tous pourris ? Peut-être pas, mais comme l'affirme l'un des Censeurs très réputé du Royaume ils sont certainement "tous contaminés" puisque le pouvoir corrompt. C'est d'ailleurs un vizir de la perfide Albion qui l'affirmait : "le pouvoir tend à corrompre, et le pouvoir absolu corrompt absolument. Les grands hommes sont presque toujours des hommes méchants".

 

Il suffit de voir  les scandales en cascade à la Commission européenne, autre nom du Saint Empire d'Europe, qui sapent le peu de confiance que les sujets européens accordent encore aux institutions européennes... Certains sujets du Royaume d'Angleterre ont du reste réussi à se révolter contre le Saint Empire d'Europe lors d'une consultation populaire qui a mal tourné et ainsi gagné leur droit à le quitter. Bien entendu, tous les autres Grands Pachas en ont immédiatement tiré les leçons pour que plus jamais de telles velléités d'indépendance ne puissent s'exprimer officiellement. Il ne manquerait plus que les sujets européens se mettent à réclamer ensuite des comptes à leur Pacha !

 

Je ne pouvais terminer cette longue lettre écrite depuis le Royaume de France sans évoquer en quelques mots une solution pour mettre tout le monde d'accord. Elle m'a été proposée par un histrion saltimbanque fort sympathique :

 

 

Celui-ci propose de nommer un certain Mickey au poste de Grand Vizir. Bien que je n'aie jamais eu vent de ce Mickey, il semble que dans l'air du temps il puisse réunir une majorité de bienveillance à son égard, ce qui est au fond ce que l'on attend d'un Grand Vizir même lorsqu'il n'est qu'un simple collaborateur du Grand Pacha. Sa fonction à l'évidence consiste moins à gouverner qu'à éviter la cristallisation des mécontentements individuels, d'où la nécessité comme il le propose de nommer toute une série de vizirs très sympathiques pour compléter le Conseil du Roi-Pacha, appelé ici Conseil des ministres.

 

Et pendant ce temps, au nom d'une doctrine dont j'ai oublié le nom mais dont ils ont pour la plupart fait leur nouveau catéchisme (pardon, il faut dire nouvelle grammaire puisque le Royaume de France est laïc, autre mot polémique), les Français-pensants-élus s'ingénient à diminuer sans distinction les dépenses publiques au lieu de les évaluer, souhaitent privatiser les services publics au nom d'une efficacité toute relative et réduire l'État à sa portion congrue. Ils oublient juste que le monde qu'ils dessinent sur le papier, qui laisse à penser que la concurrence de chacun contre chacun est préférable à la solidarité de tous envers tous, est tout simplement invivable. Il est en effet indispensable qu'une part substantielle du Royaume échappe à l'influence monétaire, comme l'expliquait déjà un de leurs grands écrivains Charles Péguy.

 

Mais comme je te le disais, tout l'art de la politique à la française est de faire passer des vessies pour des lanternes, donc de faire croire aux sujets qu'ils seraient plus heureux livrés à eux-mêmes et à leurs intérêts égoïstes. En somme, ces Français-pensants-élus sont de véritables alchimistes mais sans pierre philosophale !

 

De Paris, le 03 du premier quartier de la lune d'avril 2017.

 

N.B : l'image de ce billet, qui présente les affiches de la campagne 2012, provient de cet article de L'Obs.

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