La foule : faut-il en avoir peur ?
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De temps à autre, il m'arrive de m'aventurer sur d'autres territoires que l'économie, comme je l'avais notamment fait dans les articles suivants : Démocratie, citoyenneté et vote ; Justice sociale : un simple principe ? ; L'anacyclose ou le cycle des régimes politiques ; Le gouvernement Barnier censuré : quelles conséquences ? ; Quelques réflexions sur les ravages de la communication ; Quelques réflexions sur la société pour les fêtes ;
De telles escapades hors des sentiers battus, même si celle-ci est un peu spéciale, n'ont au fond rien de surprenant dans la mesure où j'ai toujours considéré l'économie comme une sciences sociales, donc encastrée dans un construit social, comme l'a bien analysé l'anthropologue Karl Polanyi. C'est pourquoi il m'a semblé intéressant de vous présenter quelques éléments de réflexion concernant la notion de foule, tant celle-ci est employée quotidiennement dans les médias pour désigner toute forme de regroupement plus ou moins important de personnes.
Pour ce faire, nous allons faire un détour historique, qui consistera à analyser brièvement comment certains grands auteurs ont perçu la foule, espérant vous donner l'envie de lire ces grands classiques de la psychologie et de l'histoire sociales. Et pour les plus férus, je vous renvoie notamment aux travaux d'Elena Bovo ou Laurent Mucchielli qui sont passionnants à lire.
Spinoza et la multitude
Pour Spinoza, il n'est point question de foule, mais de "multitude" qui persiste comme telle dans une société donnée, en contraste avec le "peuple" vu comme une unité homogène. Selon Spinoza et ses héritiers philosophiques, il y aurait donc deux formes de multitude :
* l'une ignorante où les individus, dominés de manière chaotique par leurs passions, sont dans l'incapacité d'agir en commun ;
* l'autre unie et capable d’œuvrer à l'intérêt commun de l’État et de la société, dans le cadre d'un régime démocratique considéré comme efficace et stable.
Tout l'enjeu pour un État est donc de canaliser cette multitude vers des objectifs de bien commun. La multitude n'est donc pas systématiquement un danger, mais une force collective potentiellement au service de l’épanouissement des individus composant une société.
Un phénomène dangereux selon Taine
Hippolyte Taine, célèbre historien conservateur auteur notamment d'un livre intitulé Les origines de la France contemporaine, voit dans la foule un phénomène résolument dangereux, puisqu'il consiste selon lui en une régression des individus menaçant l'ordre social. Plus précisément, c'est en pénétrant dans la foule que l'individu abdique sa conscience morale et sa raison au profit de ses instincts les plus vils, conduisant "le monstre aux millions de têtes" à des pulsions dévastatrices.
La perte des nobles qualités humaines des individus est accélérée par un phénomène de "contagion mentale", qui est en fait une forme de mimétisme propageant les émotions les plus négatives (haine, peur...) d'individu à individu. Un meneur pourrait alors très bien tirer parti de cette "hypnose collective", comme en témoignent divers épisodes de la Révolution française et, en particulier, la Terreur. Dans une vision très conservatrice, il en déduit ainsi la nécessité d'une organisation sociale stable, seule à même de contenir les pulsions toujours destructrices de la foule.
La foule criminelle selon Sighele
Scipio Sighele, criminologue et sociologue italien, s'est beaucoup intéressé à la psychologie des foules. Dans son livre, La foule criminelle, Sighele voit dans la foule une entité différente d'une simple agrégation d'individus. Elle porte en elle le germe de la criminalité, que des meneurs peuvent faire fermenter dans certaines conditions pour aboutir à une sorte "d'hypnose collective" permise par un phénomène de "contagion mentale", où les émotions et idées peuvent se propager comme un feu au sein de la foule.
Dès lors, en intégrant la foule, les individus y laisseraient leur libre arbitre, ce qui réduit leur sentiment de responsabilité et peut conduire cette foule d'individus à devenir une "collectivité barbare et atavique". Quelle serait alors la responsabilité juridique d'un individu dans une foule qui commet des exactions ?
La psychologie des foules
Dans son livre célèbre, Psychologie des foules, le médecin, anthropologue et sociologue, Gustave Le Bon analyse la foule comme une "âme collective" qui homogénéise les personnalités des individus et conduit à la médiocrité. Il n'y a d'ailleurs pas besoin d'une proximité spatiale des individus pour former une foule, seule une forme de synchronie mentale est indispensable. Toujours est-il que la foule transforme l'individu y pénétrant en lui accordant une forme d'anonymat désinhibitrice, qui peut le pousser à commettre des actes auxquels il n'aurait jamais osé prétendre (ni penser) seul. À l'instar d'autres auteurs déjà cités, il entrevoit un phénomène de contagion mentale des émotions, idées et actions entre individus de la foule, débouchant sur une forme d'hypnose collective rendant les membres de la foule malléables et crédules.
Bref, la foule est impulsive, sans nuance et sans raison, elle se contente d'accepter ou non des idées en bloc, quand bien même ces idées seraient-elles farfelues. D'où l'autoritarisme - certains diront le totalitarisme de la foule - qui ne doute jamais de ses décisions et ne supporte donc pas la contradiction. Ce faisant, Gustave Le Bon voit dans la foule une entité dévastatrice pour la civilisation, en ce qu'elle conteste les institutions établies et peut conduire à la décadence ou au chaos. En revanche, très vite lassée du désordre, la foule aurait tendance à redevenir très conservatrice, voire servile.
Cette thèse, qui se veut d'une certaine façon dans la filiation des auteurs évoqués ci-dessus, a été très contestée en raison de son essentialisme et de sa normativité, mais n'en demeure pas moins une œuvre maîtresse.
Pour ne pas alourdir cet article de blog, je me contenterai de donner envie au lecteur de jeter également un œil sur l’œuvre du sociologue Gabriel Tarde, qui a lui aussi contribué à ce sujet dans L'opinion et la foule. Il y distingue la "foule" (groupes d'individus rassemblés) et le "public" (groupes d'individus dispersés, mais recevant les mêmes informations et unis par l'adhésion aux mêmes idées ou opinions), faisant dès lors du mimétisme le mécanisme social fondamental.
De la difficulté à définir la foule
À l'évidence, ce n'est pas un hasard si tous les auteurs cités dans cet article sont contemporains de l'émergence du capitalisme industriel, puisque celui-ci s'est accompagné d'un renouvellement de la question sociale, entre paupérisme et dégradation des conditions de travail.
On l'aura compris, la (pré)notion de foule est sujette à débat, ne serait-ce qu'en raison de la difficulté à la définir consensuellement tant il est difficile d'en circonscrire le périmètre. Pour les uns, elle n'est qu'une multitude de personnes rassemblées en un lieu, alors que pour d'autres elle représente des individus qui partagent un commun. Mais quel commun ? C'est là que les avis divergent encore une fois, ce qui en fait une notion très fragile sur le plan épistémologique, même si depuis des modélisations ont émergé.
Quoi qu'il en soit, la récupération politique de la notion de foule est susceptible d'en faire un outil de domination des peuples (rappelant lointainement l’œuvre de Machiavel), démontrant au passage que la psychologie n'est sans doute pas le seul ni le meilleur moyen d'appréhender le phénomène de foule.
Une chose est cependant sûre : le comportement de la foule conserve une grande part de mystère, qui contribue inévitablement à sa légende noire. Et de nos jours, remplacez "meneur" par "influenceur", "individu" par "internaute", et imaginez les dégâts que peut provoquer cette foule...
P.S. L'image de ce billet provient de cet article de Wikipédia (image réalisée par KK)